Remboursement de vols annulés : quel régime pour les billets achetés par l’employeur ?
La distinction entre voyage professionnel et voyage personnel est cardinale dans le monde du travail. Le voyage professionnel du salarié est en général payé par l’employeur. Ce même salarié, lorsqu’il voyage à titre personnel, paie lui-même son titre de transport. Une telle distinction se retrouve pour les voyages aériens.
Le billet d’avion pris dans le cadre d’un voyage professionnel est établi au nom du salarié, mais en général payé par l’employeur ou par un tiers[1], à la différence du billet d’avion pris pour un déplacement privé.
Quand, dans le cadre d’un voyage professionnel, le vol prévu est annulé, qui, de l’employeur ou du salarié, est en droit de solliciter auprès du transporteur aérien les droits ouverts par cette annulation ? Les explications de Joyce Pitcher, avocate et Ghislain Poissonnier, magistrat.
Les textes régissant le transport aérien ne distinguent pas entre voyages privés et voyages professionnels.
Ni le règlement (CE) n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol[2], ni la Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international[3], dite Convention de Montréal, ne retiennent une telle distinction.
Il est cependant possible de proposer des pistes de solution. La présente contribution n’envisage que l’hypothèse d’un billet d’avion sec payé par l’employeur auprès de la compagnie aérienne ou d’une agence de voyage et n’envisage pas celle où l’employeur a payé le billet dans le cadre d’un voyage à forfait, soumis alors au Code du tourisme et à la directive (UE) n°2015/2302 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015, relative aux voyages à forfait et aux prestations de voyages liées[4].
Pour le salarié : un droit à l’indemnisation du préjudice résultant de l’annulation de vol
En cas d’annulation d’un vol soumis au règlement européen de 2004, ce dernier prévoit un « droit à indemnisation » (art. 5 et 7), lorsque le passager n’a pas été informé par le transporteur aérien dans les délais impartis.
Il convient de rappeler que l’objectif de ce règlement est de garantir un niveau élevé de protection des passagers et d’atténuer les difficultés et les désagréments pour les passagers, occasionnés par les annulations de vols (cons. 1 et 12).
C’est le passager qui, à titre principal, subit directement et personnellement les difficultés et désagréments résultant d’une annulation de vol.
Il est donc logique qu’il perçoive l’indemnisation forfaitaire (250, 400 ou 600 euros en fonction de la distance de vol) destinée à compenser lesdits désagréments.
Par conséquent, l’indemnisation forfaitaire prévue à l’article 7, lorsqu’elle est applicable, est due au passager et non à son employeur qui a payé le billet d’avion.
Lorsque le vol annulé n’est pas soumis au règlement européen, une indemnisation au titre du préjudice subi par le passager du fait de l’annulation de vol est toujours possible pour mauvaise exécution du contrat de transport aérien sur le fondement de la Convention de Montréal (art. 19[5]) et / ou du droit national (en général, en vertu du Code civil).
Le montant de l’indemnisation que le passager peut obtenir en vertu de la Convention de Montréal est cependant plafonnée (art. 22, § 1)[6].
Il semble logique que cette indemnisation soit également versée au passager et non à l’employeur qui a payé le billet d’avion, car l’objet de cette indemnisation est là encore de compenser les difficultés et désagréments résultant de l’annulation de vol subis directement et personnellement par le passager.
Cette solution semble conforme à la Convention de Montréal qui mentionne en son préambule « l’importance d’assurer la protection des consommateurs dans le transport aérien international et la nécessité d’une indemnisation équitable fondée sur le principe de réparation ».
En résumé, les difficultés et désagréments subis par le passager résultant d’une annulation de vol doivent être indemnisés par le transporteur aérien au passager, peu important que le billet d’avion ait été payé par son employeur.
Pour l’employeur : un droit au remboursement du billet d’avion
En cas d’annulation de vol, le règlement européen prévoit un « droit au remboursement ou au réacheminement » destiné aux passagers (art. 5 et 8)[7].
Le « droit au remboursement » n’est applicable que si le passager renonce au vol de réacheminement proposé par le transporteur aérien[8]. Aucune disposition du règlement ou de la Convention de Montréal ne traite de la question des voyages d’affaires et du droit de l’employeur ayant payé le billet au remboursement. A notre connaissance, la jurisprudence ne s’est pas encore prononcée sur ce point.
Si le règlement européen semble principalement destiné à garantir les droits des passagers et non à régir les modalités de paiement du contrat de transport aérien, il paraît plus logique que le droit au remboursement soit porté par la personne ayant payé le billet d’avion que par le passager. A ce titre, l’employeur pourra notamment se prévaloir des conditions générales des compagnies aériennes, qui bien souvent prévoient un remboursement du billet prioritairement à la personne qui a procédé au paiement.
En effet, un transport aérien d’un passager dont le billet a été payé par l’employeur du passager, s’il ne peut pas porter atteinte aux droits des passagers, semble produire une situation juridique particulière. Deux contrats ont été conclus entre les différents intervenants : d’une part, un contrat de vente, conclu entre l’employeur et la compagnie aérienne, et, d’autre part, un contrat de transport aérien de personne[9], conclu entre la compagnie aérienne et le passager (salarié). En vertu du droit national (par ex., art. 1217 et 1218 du Code civil en droit français), l’employeur pourrait solliciter le remboursement du billet au titre de l’inexécution du contrat de transport aérien anéantissant le contrat de vente.
Ces deux contrats sont bien distincts mais sont totalement liés l’un à l’autre, le contrat de transport aérien pouvant être analysé comme l’accessoire du contrat de vente.
Ainsi, l’inexécution du contrat de transport aérien entraîne l’annulation du contrat de vente de billet d’avion, et c’est donc bien l’acheteur de ce billet, à savoir l’employeur dans le cadre d’un voyage professionnel, qui doit bénéficier du remboursement du prix de vente.
Si l’on peut penser que les compagnies aériennes veilleront à ce que le remboursement soit bien effectué au client – l’employeur – qui a payé le billet, les employeurs devront être toutefois vigileants afin d’éviter que la demande de remboursement soit effectuée par le salarié.
Dans tous les cas, les conditions générales de certaines compagnies aériennes régissant les conditions de remboursement des vols annulés pourront être en outre invoquées.
La possibilité de faire valoir un préjudice spécifique
Le passager victime d’une annulation de vol peut faire valoir un préjudice spécifique.
Sur le fondement du règlement européen, il peut, en sus du préjudice indemnisé de manière standard et forfaitaire (art. 7), solliciter l’indemnisation d’un préjudice complémentaire résultant de cette annulation (art. 12, § 1). Cette disposition vise à permettre que l’application des mesures prévues par ledit règlement puisse être complétée, afin que « les passagers soient indemnisés de la totalité du préjudice qu’ils ont subi en raison du manquement du transporteur aérien à ses obligations contractuelles »[10]. Le passager se fonde alors soit sur le droit national (en France, le Code civil), soit sur la Convention de Montréal.
Le préjudice matériel subi par le passager peut être indemnisé par le transporteur[11]. Il peut être constitué, par exemple, de journées de travail perdues (perte de salaire ou d’honoraire), de rendez-vous professionnels manqués, de l’absence à des foires commerciales, des salons ou évènements professionnels ou à des formations, de différents frais engagés (hébergement, déplacement, restauration, etc.). Faisant partie du préjudice personnel subi par le passager en cas d’annulation de vol, son préjudice moral peut être indemnisé en sus de l’indemnisation forfaitaire prévu par le règlement européen[12]. Ce préjudice moral peut être constitué, par exemple, des journées de congés perdus, de loisirs annulés, de retrouvailles familiales ou amicales annulées, d’un stress particulier, d’un confort moindre, d’une perte de confiance dans la compagnie aérienne etc.
L’employeur ne peut se prévaloir de cette disposition qui semble réservée à l’indemnisation d’un préjudice individuel et spécifique subi par le passager et que ce dernier doit prouver.
L’employeur ayant payé le billet d’avion de son salarié peut cependant faire valoir un préjudice spécifique, non sur le fondement du règlement européen, mais sur celui de la Convention de Montréal. La CJUE a jugé que « la Convention (de) Montréal (…), et notamment ses articles 19, 22 et 29, doit être interprétée en ce sens qu’un transporteur aérien qui a conclu un contrat de transport international avec un employeur de personnes transportées en tant que passagers, tel que celui en cause au principal, est responsable, à l’égard de cet employeur, du dommage résultant du retard de vols effectués par les employés de celui-ci en application de ce contrat et tenant aux frais supplémentaires exposés par ledit employeur »[13]. Dès lors, rien dans cette convention ne semble s’opposer à ce que l’obligation d’indemnisation s’applique non seulement au dommage qui a été causé à un passager, mais également à celui qu’a subi l’employeur qui a acheté les billets auprès d’un transporteur. Or, de tels dommages s’avèrent nombreux en pratique, dans la mesure où les « voyages d’affaires » constituent une partie importante de la clientèle des compagnies aériennes. Ces dommages subis par l’employeur s’avèrent être en général de nature matérielle[14] et consistent notamment en des indemnités payées aux salariés, des journées de travail perdues, des nuits d’hôtels payées, et bien-sûr tout préjudice d’affaires susceptible de résulter de l’absence des salariés du fait de l’annulation.
On rappellera que tant le montant de l’indemnisation que le salarié ou l’employeur peut obtenir n’est pas illimité. L’article 22§1 de la Convention de Montréal prévoit une indemnisation qui est plafonnée[15].
Enfin, rien ne semble exclure que l’employeur qui a payé le billet d’avion de son salarié puisse solliciter des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de l’inexécution partielle ou totale du contrat de vente.
Sur le transport aérien voir aussi « Covid-19 : les pratiques douteuses des compagnies aériennes »
[1] Ce type de voyages est également financé par l’Etat pour ses agents ou par des associations ou des fédérations sportives pour leurs membres.
[2] Règlement n°261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important de vol, et abrogeant le règlement n°265/91 : JOUE L 46 du 17 février 2004. Il est entré en vigueur le 17 févr. 2005 (art. 19).
[3] Convention pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international, faite à Montréal le 28 mai 1999. Voir pour la France : décret n°2004-578 du 17 juin 2004 portant publication de la convention. La Convention est entrée en vigueur, en ce qui concerne l’UE, le 28 juin 2004.
[4] JOUE L 326 du 11 déc. 2015, p. 1.
[5] L’annulation de vol équivaut à un retard au sens de la Convention de Montréal.
[6] Limitation fixée par la Convention à 4.150 droits de tirages spéciaux par passager, et actualisée à 4.694 depuis 2009, soit environ 5.840 euros.
[7] Si le passager opte pour le réacheminement, il dispose alors d’un « droit à une prise en charge » dans l’attente du décollage du vol de réacheminement (art. 9).
[8] L’absence de proposition de réacheminement adéquate peut elle-même créer un préjudice susceptible d’être indemnisé : CJUE, 29 juil. 2019, Rusu, C-354/18 ; D. 2019, 2117, P. Dupont et G. Poissonnier.
[9] Il peut aussi être qualifié de contrat de fourniture de services : CJUE, 9 juill. 2009, C-204/08, Rehder c/Air Baltic Corporation, pts 40 et 41 ; RTD com. 2009, p. 253, obs. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast A. ; Rev. dr. transp. 2009, comm° 173, note Grard L. ; Europe 2009, comm. 385, note Idot L.
[10] CJUE 13 oct. 2011, C-83/10, Aurora Sousa Rodriguez ; D. 2011. 2591, obs. X. Delpech, et 2012. 475, note G. Poissonnier ; RTD eur. 2012. 531, obs. L. Grard, et 666, obs. C. Aubert de Vincelles.
[11] CJUE, 29 juil. 2019, Rusu, C-354/18 ; D. 2019, 2117, P. Dupont et G. Poissonnier.
[12] CJUE 6 mai 2010, C-63/09, Walz ; D. 2010. 1762, note J.-P. Tosi ; JT 2010, n° 121, p. 10, obs. X.D. ; RTD eur. 2011. 217, chron. L. Grard ; RD transp. 2010, n° 159, obs. L. Grard ; LPA 6 janv. 2011, p. 13, note. G. Poissonnier et P. Osseland.
[13] CJUE, 17 févr. 2016, aff. C-429/14, Air Baltic Corporation AS ; Gaz. Pal. 29 mars 2016, p. 22, note P. Dupont et G. Poissonnier.
[14] Il convient cependant de rappeler que, dans son arrêt Waltz précité (§29), la CJUE a déjà jugé que les termes « préjudice » et « dommage », visés au chapitre III de la convention de Montréal, doivent être compris comme incluant aussi bien les dommages de nature matérielle que ceux de nature morale.
[15] Limitation fixée par la Convention à 4.150 droits de tirages spéciaux par passager, et actualisée à 4.694 depuis 2009, soit environ 5.840 euros.
Référence : AJU67622