Crise sanitaire : le passe vaccinal accusé de porter une atteinte disproportionnée au droit à un procès équitable

Publié le 03/02/2022

Ce jeudi 3 février, deux avocats ont saisi le Conseil d’Etat d’un référé-liberté visant à élargir les dérogations à l’obligation du passe vaccinal dans les transports publics interrégionaux de longue distance. Ils estiment en effet que cette contrainte porte atteinte à la circulation des avocats et de leurs clients et donc à plusieurs libertés dont le droit à un procès équitable. La décision est attendue mercredi prochain. 

Façade du Conseil d'Etat
Photo : ©AdobeStock/Pixarno

C’est un paradoxe. Alors que le passe vaccinal représente la plus forte contrainte jamais instituée depuis le début de la crise sanitaire, il ne suscite jusqu’à présent que très peu de contestations devant le Conseil d’Etat. Peut-être les très nombreux recours intentés jusqu’ici en lien avec les mesures prises pour lutter contre la pandémie ont-ils épuisé le sujet. Il est vrai aussi que que la loi instituant le passe vaccinal a déjà subi l’examen du Conseil constitutionnel, ce qui réduit les angles possibles d’attaque contre le texte. Les recours sont donc d’autant plus intéressants qu’ils sont rares. C’est ainsi que l’on plaidait ce matin au Conseil d’Etat sur la question du passe vaccinal dans les transports interrégionaux (trains et avions). Deux avocats estiment en effet que l’obligation du passe dans les transports longue distance porte atteinte à plusieurs libertés : celle d’aller et venir, le droit à la vie privée, le droit au recours et au procès équitable, mais aussi le celui de travailler et la liberté d’entreprendre. Les requérants ont décidé de soumettre une question prioritaire de constitutionnalité et de former également un recours en référé-liberté.

 « 10 jours pour Omicron, c’est dix ans pour la grippe »

Il est 10h30, chacun a pris place dans la salle. Côté requérants, Me Diane Protat, avocat au barreau de Paris, représente son confrère parisien Me Louis Ribière. Me Vincent Gury, avocat aux conseils, intervient pour celui-ci ainsi que pour Me Alix Beauquis, avocate au barreau d’Aix-en-Provence. En face, Charles Touboul, directeur juridique au ministère de la santé, est un habitué des lieux, il en est à son 125ème référé-liberté sur la crise sanitaire. Dans la salle, on reconnait la sénatrice LR Laurence Muller-Bronn, connue pour son opposition au passe. Elle a précisément fait partie des sénateurs qui ont déposé un amendement au projet de loi sanitaire pour permettre aux non-vaccinés de prendre les transports longue distance pour motif impérieux d’ordre « professionnel » en plus des motifs familiaux et de santé déjà inscrits dans le  projet. Curieusement, alors que l’exercice du métier d’avocat est au coeur du recours, ni les syndicats ni les institutions de la profession ne se sont déplacés.

D’entrée de jeu, le conseiller Thomas Andrieu, en charge de juger l’affaire,  émet une sérieuse réserve sur la recevabilité de la QPC. En effet, la loi instituant le passe vaccinal à fait l’objet d’un recours devant le Conseil constitutionnel (Décision n° 2022-835 DC du 21 janvier 2022 ).   « Le Conseil constitutionnel s’est expressément prononcé sur le  passe vaccinal et l’étroitesse des exceptions à son obligation dans les transports. Or, le brevet de constitutionnalité porte sur ces dispositions quels que soient les moyens soulevés». Me Diane Protat élève deux objections. D’abord le Conseil constitutionnel ne s’est pas prononcé sur la question spécifique des avocats. Ensuite, la situation sanitaire a déjà changé  « 10 jours pour Omicron, c’est dix ans pour la grippe » souligne-t-elle.

C’est le passe vaccinal qui permet l’allégement des contraintes

Thomas Andrieu lui donne raison sur les droits de la défense et le procès équitable, mais il insiste sur la jurisprudence du conseil : si une disposition est validée, peu importe que de nouveaux moyens soient soulevés, fussent-ils plus pertinents.  « Cela signifie que l’on donne autorité de chose jugée à des questions qui n’ont pas été traitées ? » objecte à raison Me Protat. Le conseiller quant à lui s’avoue plus sensible à la question des circonstances nouvelles et se tourne vers Charles Touboul, directeur juridique du ministère de la santé. « On semble avoir atteint un plateau depuis hier, mais nous ne sommes certainement pas dans une situation qui sort des prévisions du législateur et du Conseil constitutionnel quand ils ont eu à statuer sur la proportionnalité des mesures. Les allégements donc vous avez parlé étaient soit intégrés soit d’ores et déjà annoncés. Par ailleurs, c’est précisément parce qu’on a le passe vaccinal qu’on peut se permettre ces allégements » explique le directeur juridique du ministère de la santé.

« Un cabinet d’avocat c’est un confessionnal »

Thomas Andrieu passe à la question suivante qui est celle de la demande d’élargissement des exemptions dans les transports. Le passe est accusé d’empêcher de nombreux déplacements : se rendre à une convocation administrative ou judiciaire, pour le justiciable comme pour l’avocat, solliciter le conseil de son choix etc…. Ce sont des libertés protégées par la CEDH, souligne Thomas Andrieu, mais le Conseil constitutionnel a estimé que même s’il y a des atteintes fortes aux libertés, elles ne sont pas forcément disproportionnées. En revanche, estime-t-il, le fait que l’avocat ne puisse se rendre à l’audience est un vrai problème, de même que la contrainte de devoir changer d’avocat faute pour celui-ci de pouvoir se déplacer à une audience ou pour son client de venir le rencontrer à son cabinet.

« La difficulté est bien plus large, intervient Me Vincent Gury, profitant de l’ouverture que lui offre Thomas Andrieu. C’est ni plus ni moins que la possibilité pour l’avocat de participer à la mission de service public de la justice. Cela ne concerne pas seulement le droit de l’avocat à se déplacer à l’audience, mais aussi d’autres situations, par exemple, la possibilité de se rendre à une mesure d’expertise. Il y a également la possibilité pour le justiciable de pouvoir répondre à une convocation car la non-présentation peut avoir des conséquences terribles ». « Un cabinet d’avocat c’est un confessionnal, et un confessionnal ça ne se tient pas sur Teams, surenchérit Me Protat pour fermer la porte à tout argument consistant à proposer le recours à la solution alternative de la visioconférence ou de la réunion à distance.

Le déplacement de l’avocat et le secret soulèvent une vraie difficulté, estime Thomas Andrieu qui se tourne de nouveau vers Charles Touboul pour entendre la défense du ministère sur ce point. « La question a été soulevée lors des débats parlementaires, le gouvernement s’en est expliqué, cela relève de l’exception de l’urgence ». En clair, pour obtenir le passe, il faut trois semaines, si un déplacement doit être réalisé dans un délai inférieur, par exemple se rendre à une convocation judiciaire, alors on bénéficie d’une dispense. A condition bien sûr de justifier de l’urgence.  « Une convocation administrative ou judiciaire entre dans les urgences, cela ne fait pas le moindre doute » prend soin de préciser Charles Touboul.

Comment ça va fonctionner en pratique à Roissy ?

« Cela couvre aussi le rendez-vous chez un professionnel du droit qui ne peut être réalisé à distance ? » l’interroge Thomas Andrieu. Charles Touboul confirme.

« — Ce n’est pas ce que dit le texte, comment s’assurer que c’est bien la règle, questionne Me Vincent Gury.

— Comment va-t-on mettre en oeuvre concrètement cette exception de l’urgence, est-ce qu’à Roissy ou Austerlitz c’est praticable ?  se demande Thomas Andrieu.

— Sous le passe sanitaire, l’urgence était évaluée à 20 minutes, autrement dit le délai pour réaliser un test antigénique, explique le directeur juridique du ministère.  Nous n’avons pas eu connaissance de difficultés d’application. Il n’est pas envisagé de formaliser davantage s’agissant du délai de trois semaines. Les observations publiques engagent le gouvernement, c’est la circulaire la plus noble qui soit.

— Noble sans aucun doute, lue par les agents d’Air France c’est moins sûr,  commente Thomas Andrieu. Et que fait-on pour les convocations à un mois ?

On s’organise, répond Charles Touboul. Le délai de trois semaines parait raisonnable pour organiser un déplacement alternatif. C’est une gêne forte, convient-il, qui se concrétise dans un champ juridiquement extrêmement protégé, mais il y a une balance à faire ».

Il est 11h30. Au bout d’une heure d’échanges, Thomas Andrieu s’estime suffisamment éclairé. Il reporte la clôture de l’instruction pour laisser le temps au ministère de lui adresser les derniers chiffres sur l’épidémie et de s’expliquer plus en détail sur l’apparente contradiction entre la politique d’allègement des mesures sanitaires et le maintien de la contrainte très forte du passe vaccinal. La décision devrait être rendue mercredi prochain. D’ici là, on pourra relire celle prononcée  lors d’un précédent couvre-feu, lorsque les avocats avaient contesté l’impossibilité pour leurs clients de venir à leurs cabinets en fin de journée. A l’époque, le Conseil d’État leur avait donné raison.

 

 

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