« Il faut redéfinir ce qu’est l’acte de commerce »

Publié le 04/02/2019

Georges Richelme, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, était serein à quelques jours du Congrès national annuel des tribunaux de commerce. Dans son bureau parisien de la Conférence générale, avec vue sur la Conciergerie, il recevait, affable, avec un léger accent marseillais. Cette édition tourangelle, qui a eu lieu le 7 décembre, avait pour thématique : « Le tribunal de commerce digital : une évolution de la justice en phase avec la transformation numérique de l’économie et de l’entreprise ». L’entretien qu’il a bien voulu accorder aux Petites Affiches s’est donc naturellement placé sous le sceau de l’impact de la transition numérique et de la nécessité de redéfinir l’acte de commerce afin de fluidifier et simplifier les missions des juges consulaires.

Les Petites Affiches

Cette édition 2018 du Congrès national des tribunaux de commerce a beaucoup parlé d’économie. Pourquoi cela vous est-il apparu nécessaire de réaffirmer l’interdépendance de l’économie et du droit ?

Georges Richelme

L’année dernière, lors de ma première présidence, j’avais annoncé que nous nous lancions dans une réflexion sur la justice économique. Nous étions alors dans un contexte de réforme importante de la justice avec Justice J21. Or J21 ne parlait pas du tout d’économie ! Voilà comment, nous, représentants de la justice consulaire et des tribunaux de commerce, nous nous sommes dit qu’il était important d’essayer d’avoir une approche positive de cette thématique, et non de rester en défense comme les années précédentes, où le législateur proposait en permanence des réformes qui, selon nous, allaient contre notre mission et notre statut.

LPA

Vous venez de rendre les conclusions de la réflexion engagée l’an dernier vers ce que pourrait être un tribunal des activités économiques. Parmi vos recommandations, vous proposez de « retenir la notion d’activité économique exercée à titre habituel comme critère premier de répartition de compétence entre le tribunal civil et le tribunal de commerce ». Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?

G.R.

La souveraine division entre le tribunal de grande instance et les tribunaux de commerce est l’acte de commerce. Mais que recouvre-t-il aujourd’hui, lui qui date de 1807 ? Nous nous sommes simplement dit que si nous avions du mal aujourd’hui à définir un acte de commerce, c’était que le droit ne recouvrait plus la réalité. L’an dernier, j’avais annoncé que nous lancions une réflexion à ce propos. Pour ce faire, nous avons créé une commission, composée de juges et d’universitaires, présidée par le professeur Philippe Delebecque. De ce rapport, se dégagent trois points essentiels : tout d’abord, l’acte de commerce actuel ne recouvre pas tout ce qui est économique. Certains pays réfléchissent d’ailleurs à la pertinence du concept. La Belgique a par exemple voté une loi qui supprime les tribunaux de commerce mais crée les tribunaux de l’entreprise, où se retrouveront tous ceux qui ont une activité économique, les commerçants, les artisans, les entreprises, les professions libérales, les agriculteurs, certaines associations…

En somme, ce que nous essayons de dire c’est que les critères sont de moins en mois évidents : par exemple, l’éleveur qui achète du fourrage pour ses animaux fait acte de commerce. Mais l’éleveur qui fait pâturer ses bêtes fait un acte civil ! De même l’horticulteur qui fait pousser ses plantes et les vend fait un acte civil, mais s’il achète les plants, les développe et les revend, il fait acte de commerce. Les associations, quant à elles, ont pour certaines une activité économique, et selon le directeur de Tracfin, devraient être inscrites dans le futur registre des activités économiques.

Ensuite, nous soutenons le transfert des contentieux concernant les baux commerciaux et professionnels à un tribunal de commerce aux compétences élargies aux activités économiques. Enfin, même si nous reconnaissons les avantages objectifs d’un tel transfert, il ne nous paraît pas opportun de transférer les contentieux relatifs à la propriété intellectuelle (rapport à la crédibilité des juges français dans la mise en place de la juridiction unifiée des brevets).

LPA

Ces incohérences ne sont pas nouvelles pourtant. Pourquoi lancer une réflexion maintenant ?

G. R.

Jusqu’en 2016, le législateur de l’ancienne majorité s’est montré défiant vis-à-vis des tribunaux de commerce. La doxa, c’était le rapport Montebourg, qui date pourtant de 1998. Depuis, il s’est passé pourtant de nombreuses avancées : le législateur a créé la formation obligatoire, mis en place des liaisons avec l’ENM, la carte des tribunaux a été modifiée sous Rachida Dati, et le Conseil national des tribunaux de commerce a été créé. L’année dernière, électorale, plus « tranquille », a été le moment propice pour lancer des réflexions. Le nouveau gouvernement a lancé les chantiers pour la justice, où nous estimons que rien ne nous est défavorable. Au contraire, puisque visiblement l’intention de la garde des Sceaux est d’améliorer et de simplifier la justice pour le justiciable. Nous le disons aussi : le bénéficiaire majeur sera l’acteur économique justiciable. L’exemple suivant est parlant : prenons le cas d’un promoteur qui a construit un immeuble, dont l’édifice présente, au final, des problèmes. Tous les corps de métiers sont mis en responsabilité contractuelle. Parmi les personnes assignées, l’architecte. Il appelle son assureur qui se trouve être une mutuelle. Sur ce, la mutuelle lui précise qu’il faut saisir le TGI. On part alors dans une controverse : quel est le tribunal compétent ? Si l’on réfléchit bien, toutes ces personnes sont associées au même acte économique : l’opération immobilière. Entre le tribunal de commerce ou le TGI, la conclusion, c’est que le droit ne recouvre pas la réalité. Et même si les propositions du Sénat ont été retoqués, la ministre de la Justice ne ferme par la porte à une redéfinition de l’acte de commerce.

LPA

Quelles conséquences peuvent avoir ces atermoiements ?

G. R.

À l’heure où l’on parle beaucoup d’attractivité du droit, on peut dire que ce n’est pas très attractif ! Il est alors difficile de faire passer le message positif qui encourage à venir se mettre sous le droit français. Certes, le droit français est un droit très sophistiqué, mais nous appelons à une compétence de juridiction unique.

LPA

Rencontrez-vous des réticences dans cette démarche ?

G. R.

Sur l’idée d’un tribunal des affaires économiques, je ne vois pas d’opposition franche, mais les professions judiciaires ne souhaitent pas être jugées au tribunal de commerce, et préféreraient une chambre commerciale au TGI. Mais il est vrai que le corps des magistrats – avec qui par ailleurs nous avons de très bonnes relations, en particulier dans les tribunaux – ont toujours été pour l’échevinage et tolèrent difficilement cette juridiction de plein exercice, car pour rappel, le juge consulaire est de plein exercice, le président de tribunal de commerce est président de juridiction. Et une partie d’entre eux craint sans doute des pans d’activité en moins au TGI. Mais nous ne sommes pas là pour capter du travail ! Nous sommes bénévoles, élus, et nous ne faisons que passer. Nous ne sommes pas dans une démarche corporatiste. Simplement, nous estimons que les gens que nous représentons pourraient être traités plus efficacement par la justice.

LPA

Quid de la spécialisation des tribunaux de commerce ?

G. R.

La bonne question est : le tribunal des activités économiques peut-il continuer à fonctionner tel qu’il est organisé aujourd’hui ? C’est un vieux débat. Faut-il en fermer ? Quand ils sont trop petits et qu’il n’y a pas assez de juges, ils ne peuvent pas se spécialiser. Je pense que c’est une vision un peu verticale. Dans ces tribunaux, il y a des juges qui sont dévoués, respectables et compétents, mais c’est vrai qu’ils peuvent avoir un problème d’expérience. Si l’on rajoute des matières, il faudra qu’ils se forment et on aura des juges spécialisés. Mais nous disons : arrêtons de spécialiser les tribunaux, spécialisons plutôt les juges ! Et sur ce point, nous serons aidés par la transition numérique. La partie matérielle des tribunaux de commerce, ce sont leurs greffiers. Or les greffiers des tribunaux de commerce ont réalisé de grands efforts en matière de transition numérique, donc nous allons certainement aller plus vite dans la transition numérique que la Chancellerie. Or, ce tribunal numérique, qui ne se résume pas à la dématérialisation, va modifier la façon de juger et nous permettre de tenir des audiences, par exemple, avec des visioconférences. Bien sûr, dans certaines conditions. Avec le tribunal « numérique », au lieu d’avoir trois juges du tribunal concerné, vous en aurez deux et le troisième, spécialiste et d’une autre juridiction, sera en visioconférence. Si l’on ferme les tribunaux de commerce, en termes d’aménagements du territoire, ce ne sera pas un bon signal. Or avec cette solution, les audiences seront numériques et tout le monde sera maintenu en poste.

Par ailleurs, il faut garder en tête que les juges du commerce sont des gens issus de l’entreprise. La transition numérique, ils la vivent dans leur société. Alors, vous ne pouvez pas envoyer des mails dans le monde entier et procéder à des impressions 3D le matin, et vous retrouver au tribunal avec le boulier, la plume d’oie et l’encrier ! Nous saurons utiliser la transition numérique.

LPA

La transition numérique ne vous pose-t-elle pas des questions éthiques ?

G. R.

Cela suscite des interrogations. Est-ce que la justice prédictive ne va pas freiner la créativité jurisprudentielle ? Bien sûr, il va falloir apprendre à se servir de ces informations à disposition. Mais est-ce que cette justice avec ces fichiers de décisions, ne va pas créer des comportements, qui auront pour finalité de faire abstraction de l’intime conviction du juge par rapport aux éléments ? Le juge n’est pas là pour débiter des décisions comme un robot. Le travail du juge est précisément d’apprécier sur son  intime conviction. Je ne peux pas dire que cela ne sera pas utile, mais une règle à mettre en place serait, par exemple, de n’utiliser l’information de jurisprudence qu’après avoir pris sa propre décision, et avant de la rendre, mais de se faire au préalable une opinion. Quoi qu’il en soit, nous sommes conscients que nous vivons une mutation inéluctable.

LPA

Vous insistez sur votre étiquette de membre de la « société civile ». En quoi cela est-il important ?

G. R.

En effet, on parle beaucoup de la société civile, et dans la justice, la société civile, c’est nous !

Cela fait quatre cents ans que nous sommes la justice et nous avons survécu à toutes les crises. Comme disait l’ancien ministre de la Justice, Jean-Jacques Urvoas, « Si vous êtes toujours là, c’est que vous êtes utiles ». Il n’y a pas d’antagonisme avec l’actuelle garde des Sceaux, mais il faut nous écouter. Car nous faisons ce lien dans la justice, qui n’existe pas forcément ailleurs. Et nous sommes témoins, que pour les commerçants, les artisans, pour les « petits », c’est de plus en plus dur, à cause du contexte administratif, fiscal et réglementaire.

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