Le respect par l’arbitre de l’ordre public
Pour son huitième débat de l’année, le Club des juristes a choisi la thématique du respect par l’arbitre de l’ordre public international. L’événement a permis de mieux cerner les rôles respectifs de l’arbitre et du juge et d’aborder l’épineuse question du contrôle de la sentence arbitrale.
C’est une soixantaine d’avocats, arbitres, professeurs de droit ou encore directeurs juridiques qui se sont rassemblés le 15 novembre dernier à l’appel du Club des juristes. Le think tank juridique français, créé en 2007, a en effet pris pour habitude de tenir régulièrement des débats sur des points de droit et problèmes juridiques soulevés par ses membres. L’objectif est double : encourager le débat et l’innovation juridique d’une part en alimentant une réflexion prospective, mais aussi renforcer la place du droit dans le débat public en s’intéressant à l’impact du droit dans la vie de la cité, que cela soit sous un angle social, économique ou institutionnel. Pour cette huitième rencontre, le choix du thème a permis la tenue d’un dialogue entre arbitres et juges pour mieux préciser le rôle de chacun au regard de l’application de l’ordre public international. Pour mener le débat, le Club a pu compter sur la présence de Pierre Mayer, avocat et arbitre, Alexis Mourre, président de la cour d’arbitrage de la Chambre de commerce international, Gilles Pellissier, maître des requêtes au Conseil d’État et rapporteur public de la section contentieux ainsi que de Jean-Pierre Ancel, président honoraire de la première chambre civile de la Cour de cassation.
La première partie du débat, a porté sur la façon dont l’arbitre est concerné par l’ordre public. L’accent a été mis sur la grande liberté que celui-ci possède en la matière. C’est ce que souligne Pierre Mayer en expliquant que « même si la mission première de l’arbitre est de trancher un litige contractuel entre deux parties, dès lors que cette relation met en cause l’intérêt général, celui-ci a vocation à être pris en compte. Mais quand il s’agit de traduire cet intérêt en devoir et pouvoir pour l’arbitre, les choses se compliquent… ». Pour Pierre Mayer, il faut distinguer deux cas de figure selon qu’une des deux parties ait invoqué la règle d’ordre public ou qu’aucune ne l’ait fait. La première hypothèse est la plus simple : la logique juridique veut que « l’arbitre ait alors l’obligation d’appliquer cette règle ou ce principe ». A contrario, si aucune partie n’évoque la règle d’ordre public, l’arbitre se heurte alors au principe dispositif et ne peut certainement pas prononcer la nullité du contrat puisque ses pouvoirs s’exercent dans le cadre de la mission qui lui est conférée. Reste alors une solution selon l’arbitre Pierre Mayer : invoquer le défaut de pouvoir juridictionnel. Il cite en exemple un juge suédois, dans une affaire datant de 1963 qui, constatant des faits de corruption, mais se heurtant au silence des parties, s’était déclaré incompétent.
C’est ensuite sur le contrôle des sentences arbitrales au titre de l’ordre public que le débat s’est porté. Comme le rappelle Alexis Murre, « il faut distinguer les sentences soumises au contrôle des juridictions étatiques judiciaires ou administratives de celles du CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), contrôlé par des comités ad hoc ». Dans le cas des sentences rendues sous l’égide du CIRDI, la convention de Washington qui en établit le cadre ne mentionne pas la violation de l’ordre public pour motif d’annulation. Ce qui ne signifie cependant pas qu’il ne soit pas pris en compte « il peut l’être au regard de l’article 52.1.b qui fait référence à un excès de pouvoir manifeste du tribunal, une sentence pourrait être annulée sur ce fondement » souligne le président de la cour d’arbitrage de la CCI, Alexis Murre. S’agissant d’un litige qui porte sur un contrat de commande publique ou d’occupation du domaine public, c’est en revanche à la juridiction administrative d’opérer le contrôle. Comme le rappelle Gilles Pellissier, les contours de ce contrôle ont été précisés par le Conseil d’État dans l’arrêt Fosmax du 9 novembre 2016. Dans les faits, si les juridictions administratives reconnaissent l’autonomie de la justice arbitrale et ne contrôlent pas le contenu même de la sentence, elles ont également la possibilité du recours en annulation d’une sentence internationale. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les juridictions administratives ont recours à un contrôle plus approfondi, « les règles d’ordre public qui vont être prises en compte par le juge administratif sont un peu plus nombreuses que celles utilisées par le juge judiciaire », remarque le maître des requêtes au Conseil d’État Gilles Pellissier. Parmi celles-ci, l’inaliénabilité du domaine public ou l’impossibilité de renoncer à certaines prérogatives de puissance publique.
Enfin, dans le cas du contrôle des sentences par les juridictions judiciaires françaises, il a été rappelé que ces dernières ne sanctionnent que les violations flagrantes, effectives et concrètes de l’ordre public. Ce contrôle, plutôt restreint, se justifie par la confiance en la justice arbitrale et par la nature même du contrôle de la sentence par le juge. Pour en détailler les contours, Jean-Pierre Ancel a accepté de répondre aux questions des Petites Affiches.
Les Petites Affiches
De quelle façon l’arbitre est-il concerné par le respect de l’ordre public ? Est-ce que cela impacte sa rédaction de la sentence ?
Jean-Pierre Ancel
À partir du moment où on lui confie cette mission, l’arbitre possède une grande liberté dans son champ d’action et est libre de ses décisions. Sous une réserve importante cependant, c’est qu’il respecte l’ordre public international. Celui-ci est beaucoup plus étroit que l’ordre public que l’on connaît en droit interne. C’est le juge qui intervient a postériori pour le contrôle de la sentence qui va vérifier que celle-ci respecte les grands principes fondamentaux et notamment l’ordre public international.
LPA
Quelle est la nature du contrôle des juges sur les sentences prononcées par l’arbitre ?
J.-P. A.
En aucun cas, le juge ne peut intervenir sur le fond de la décision de l’arbitre. C’est un point essentiel. Dans l’arbitrage international, il n’y a pas de recours contre la sentence sur le fond. La loi de type de la CNUDCI (Commission des Nations unies pour le droit commercial international) le dit très bien dès les années 1980 : le seul recours qui existe contre la sentence arbitrale internationale est le recours en annulation où le juge va vérifier que les principes essentiels ont été respectés. Mais jamais il ne pourra s’intéresser au fond pour rejuger l’affaire. C’est ce qui fait la difficulté de ce contrôle et son caractère très délicat.
LPA
Cette notion d’ordre public international est-elle compliquée à prendre en compte pour le juge de contrôle ?
J.-P. A.
L’ordre public international est une notion qui a un caractère d’incertitude puisque rien ne le définit dans les textes. Elle est certes floue, mais le droit est plein de notions floues et cela reste souvent le meilleur terrain d’action du juge. Pour prendre un exemple dans un autre domaine, l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas défini, mais permet au juge d’exercer son office dans ce cadre. C’est le même principe pour l’ordre public international qui est donc variable selon les pays. Pour prendre un exemple caricatural, l’égalité entre hommes et femmes est pour nous d’ordre public international, cela ne sera pas forcément le cas dans tous les pays. Cela dit, d’autres notions gardent un caractère quasi universel tel que le refus de la corruption ou de l’esclavage.
LPA
Le contrôle judiciaire de la sentence arbitrale semble s’être allégé avec le temps. Quel est votre point de vue sur la question ?
J.-P. A.
Vous faites allusion au mouvement doctrinal, assez présent en France, qui souhaiterait un contrôle plus sévère. Pour schématiser, on parle de minimalistes et de maximalistes du contrôle. Comme toujours on peut imaginer que la vérité se situe entre les deux : on ne peut pas tolérer qu’une sentence internationale méconnaisse l’ordre public, mais dans le même temps ce contrôle ne doit pas dériver vers un contrôle du fond de la sentence. Il faut trouver la bonne mesure, de mon point de vue, il s’agit dans un premier temps de vérifier que la disposition qui aurait été méconnue est bien une règle d’ordre public international. Je pense par exemple au droit européen de la concurrence que l’on cite souvent dans ce domaine, qui est un droit d’ordre public certainement, mais dont toutes les règles ne sont pas d’ordre public international. Une fois que la nature de la règle que l’on prétend avoir été violé a été vérifiée, le juge est alors en mesure d’intervenir. Vient alors la partie de ce contrôle : il faut vérifier que cette violation est bien caractérisée. C’est le terme que j’ai proposé, mes collègues depuis une dizaine d’années définissaient en ces termes « la violation doit être flagrante, effective et concrète ». Ces trois termes ont provoqué un débat considérable, car cela signifierait qu’une violation qui ne serait pas flagrante ne pourrait pas être sanctionnée. Et donc que l’on pourrait violer l’ordre public international à condition de ne pas le faire de façon flagrante. Les juges ont donc ensuite adopté le terme de « manifeste ». Moi, je propose de dire qu’elle doit être « caractérisée », une notion que les juges et les juristes connaissent bien et qui est à mon sens bien plus appropriée que le termes flagrants.
LPA
L’équilibre des forces actuelles vous semble donc satisfaisant ?
J.-P. A.
Je pense qu’il faut maintenir ce contrôle du juge qui est tout à fait approprié, on ne peut tolérer dans l’ordre public français une sentence qui méconnaîtrait les principes fondamentaux de l’ordre public international. Dans le même temps, il faut que ce contrôle respecte la philosophie même de l’arbitrage international : pouvoir résoudre en toute liberté des conflits nés des rapports économiques internationaux auxquels aucun juge étatique n’est compétent. Ce contrôle ne doit donc pas déboucher sur une révision du fond de la sentence.