Le régime concubinaire à l’épreuve du régime primaire impératif
Aucune disposition légale ne règle la contribution des concubins aux charges de la vie commune, de sorte que chacun d’eux doit, en l’absence de volonté exprimée à cet égard, supporter les dépenses de la vie courante qu’il a engagées.
Cass. 1re civ., 8 juill. 2020, no 19-12250
1. « Du régime concubinaire1 ». En l’espèce2, deux personnes vivant en concubinage décident de se séparer. L’un des concubins demande le remboursement des loyers versés. Les juges du fond estiment d’abord que, en l’absence de statut juridique applicable aux concubins, ceux-ci sont soumis aux règles de droit commun. Ils constatent, ensuite, que M. I. et Mme D. étaient tous deux titulaires du bail conclu le 19 octobre 2000 pour le logement qu’ils ont occupé ensemble et qu’ils étaient débiteurs solidaires des loyers, et ils en déduisent qu’en cette qualité, ils sont tenus entre eux à leur paiement à proportion de leur part. Ils retiennent, enfin, qu’en l’absence de contribution aux charges de la vie commune et en l’absence d’une intention libérale et d’une convention entre les parties prévoyant un autre mode de contribution, il y a lieu de retenir que les deux débiteurs solidaires sont tenus chacun à proportion de la moitié des loyers versés au bailleur. La Cour de cassation censure les juges du fond au visa de l’article 515-8 du Code civil en estimant que sans constater l’existence d’un accord entre les parties sur la répartition des charges de la vie commune, la cour d’appel a violé le texte susvisé. À vrai dire, la décision rapportée était attendue depuis que la haute juridiction judiciaire3 avait émis en ce sens un signal annonciateur. On savait donc que tôt ou tard la Cour suprême serait appelée à connaître sa minute de vérité, mais on pouvait se demander si elle n’allait pas censurer la dissidence de certains juges du fond ou au contraire saisir l’occasion offerte de confirmer sa jurisprudence. Quoi qu’il en soit, les relations patrimoniales entre concubins impliquent une absence de la contribution aux charges de la vie courante de la part des concubins durant la vie commune (I). Pour autant, cette construction jurisprudentielle créait un malaise et livrait le concubin à une parfaite iniquité quant à la valeur de ses droits, si bien que l’affirmation de l’absence légale de contribution aux charges du ménage est assortie de mesures palliatives mises en œuvre lors de la liquidation du régime patrimonial des concubins (II).
I – L’absence de contribution aux charges de la vie courante du ménage
2. Une jurisprudence désormais fixée. Fidèle à sa jurisprudence, la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel sur ce point, en précisant que la solidarité prévue dans le contrat de bail ne joue qu’au profit du seul bailleur (A), et n’instaure entre les concubins aucun règlement en ce qui concerne la contribution aux charges locatives (B).
A – Absence de solidarité légale dans le régime concubinaire
3. Inexistence de solidarité légale entre les concubins. La jurisprudence était particulièrement divisée à ce sujet. En effet, on sait que, aux termes de l’article 1310 du Code civil4, la solidarité est légale ou conventionnelle ; elle ne se présume pas. En droit des régimes matrimoniaux, l’article 220 du Code civil dispose clairement que chacun des époux a le pouvoir de passer seul les contrats qui ont pour objet l’entretien du ménage ou l’éducation des enfants : toute dette ainsi contractée par l’un oblige l’autre solidairement. Pour autant, le législateur a prévu des exceptions en précisant que la solidarité n’a pas lieu, néanmoins, pour des dépenses manifestement excessives, eu égard au train de vie du ménage, à l’utilité ou à l’inutilité de l’opération, à la bonne ou mauvaise foi du tiers contractant. Elle n’a pas lieu non plus, s’ils ont été conclus sans le consentement des deux époux, pour les achats à tempérament ni pour les emprunts à moins que ces derniers ne portent sur des sommes modestes nécessaires aux besoins de la vie courante et que le montant cumulé de ces sommes, en cas de pluralité d’emprunts, ne soit pas manifestement excessif eu égard au train de vie du ménage. Le législateur s’est inspiré de l’article 220 du Code civil pour élaborer progressivement l’article 515-4 du Code civil, concernant les partenaires, qui dispose que ces derniers sont tenus solidairement à l’égard des tiers des dettes contractées par l’un d’eux pour les besoins de la vie courante. Toutefois, cette solidarité n’a pas lieu pour les dépenses manifestement excessives. Bien que la solidarité ne soit pas un concept étranger à l’amitié5, elle reste absente en matière de concubinage. Néanmoins, face à une dissidence des juges du fond, la Cour de cassation a affirmé clairement que l’article 220 du Code civil, qui institue une solidarité de plein droit des époux en matière de dettes contractées pour l’entretien du ménage ou l’éducation des enfants, n’est pas applicable en matière de concubinage et qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé le texte précité6.
4. Palliatifs à l’égard des créanciers ; théorie de l’apparence ? Malgré le nombre d’arrêts qui affirment que les créanciers invoquant la théorie de l’apparence retrouvent la réalité, l’extension de cette théorie aux créanciers des concubins n’en reste pas moins controversée. D’aucuns estimant : « Il faut dire que s’est développé depuis longtemps, dans la jurisprudence des juridictions de fond, un courant qui, par faveur à l’égard des tiers, leur a souvent reconnu le droit d’agir contre l’un ou l’autre des concubins pour obtenir le paiement des dettes ménagères. Mais le fondement retenu n’a jamais été très clair, oscillant selon les cas entre la faute des concubins consistant à laisser croire qu’ils étaient mariés, la théorie du mandat, ou celle de l’apparence »7.
B – Absence légale de contribution aux charges de la vie courante du ménage de la part des concubins
5. L’exclusion de l’article 214 du Code civil. L’article 214 du Code civil énonce que « si les conventions matrimoniales ne règlent pas la contribution des époux aux charges du mariage, ils y contribuent à proportion de leurs facultés respectives. Si l’un des époux ne remplit pas ses obligations, il peut y être contraint par l’autre dans les formes prévues au Code de procédure civile ». La présomption de contribution satisfaisante aux charges du mariage n’est pas aisée à déterminer pour les époux mariés sous le régime de la séparation de biens pure et simple. S’il est certain que la contribution aux charges du mariage est une question de fait laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond, pour autant cette présomption de contribution est-elle simple ou irréfragable ? La pratique notariale a coutume de faire stipuler la clause suivante dans le contrat de mariage pour les époux ayant choisi le régime de la séparation de biens pure et simple : « Durant le mariage, les époux contribueront aux charges en proportion de leurs facultés respectives en vertu des articles 214 et 1537 du Code civil ». On sait que, depuis de nombreuses années, la jurisprudence de la Cour de cassation a écarté l’article 214 précité du régime concubinaire. C’est ainsi que la Cour de cassation a jugé : « Vu les articles 214 et 220 du Code civil ; Attendu qu’aucune disposition légale ne réglant la contribution des concubins aux charges de la vie commune, chacun d’eux doit, en l’absence de volonté exprimée à cet égard, supporter les dépenses de la vie courante qu’il a exposées ; Attendu que pour condamner M. X à rembourser à Mlle Y la moitié des dépenses effectuées par celle-ci pendant leur cohabitation, au titre du paiement des loyers, des charges et des achats de mobilier, l’arrêt attaqué retient l’existence d’une communauté de fait entre les parties ; Attendu qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé, par fausse application, les textes susvisés »8. En l’espèce, il n’est pas douteux qu’aucune disposition du régime primaire impératif n’était applicable, si bien qu’il convenait en conséquence de recourir éventuellement aux mécanismes correcteurs mis en œuvre lors de la rupture des concubins.
II – Mécanismes correcteurs mis en œuvre lors de la rupture du concubinage
6. De la convention au devoir moral d’assistance. La Cour de cassation, en décidant que sans constater l’existence d’un accord entre les parties sur la répartition des charges de la vie commune, la cour d’appel a violé le texte susvisé, invite les concubins à contractualiser leur contribution aux charges de la vie du ménage (A), voire à reconnaître l’existence d’un devoir moral d’assistance entre les concubins (B).
A – Aménagement conventionnel de la contribution aux charges de la vie commune
7. Charges courantes du ménage : contribution au prorata des revenus. Rappelons qu’en matière de régime concubinaire, les concubins, assimilés civilement et fiscalement à des étrangers, sont soumis à des charges fixes incompressibles usuelles partagées entre eux, et au prorata de leurs revenus respectifs. Prenons l’exemple suivant. Supposons que Jean-Baptiste et Aude vivent en concubinage depuis 2015. Jean-Baptiste est ingénieur et perçoit 2 800 € nets par mois, et Aude, secrétaire, 1 800 €. Jean-Baptiste contribue aux dépenses courantes du ménage à hauteur de 60,86 % de ses revenus et Aude à concurrence de 39,13 % de ses revenus. À moins qu’il n’en soit convenu autrement entre les concubins, ces derniers doivent, dans la même proportion, contribuer aux dépenses usuelles du ménage.
8. Surcontribution aux charges du ménage : l’enrichissement injustifié. S’agissant du remboursement des échéances d’emprunt concernant le logement ou les loyers, l’ex-concubin peut invoquer la théorie de l’enrichissement injustifié (ex-enrichissement sans cause) pour obtenir le remboursement des sommes versées par lui à ce titre qui excèdent sa contribution aux charges de la vie commune. C’est ainsi que la cour d’appel de Colmar a estimé que le premier juge a exactement considéré que la preuve d’un appauvrissement de M. H. et d’un enrichissement corrélatif de Mme R. n’était pas rapportée dès lors que ces paiements n’excédaient pas la contribution de l’appelant aux charges de la vie commune, lesquelles ont été intégralement assumées par l’intimée pendant toute la durée de la vie commune, M. H. ne démontrant pas avoir participé à ces charges au-delà de versements mensuels à titre de « loyer » de 261 € portés à 450 € à compter de mai 2008, et ne démontrant pas non plus, ainsi qu’il le prétend, avoir assumé, en sus de ces montants, des dépenses au titre d’achats alimentaires9. On sait que depuis un arrêt du 13 janvier 201610, la jurisprudence intègre les remboursements d’emprunt afférant au logement de la famille aux charges de la vie commune11. C’est donc pratiquement celui des concubins qui a supporté l’obligation à la dette d’emprunt qui n’a pas d’action contributoire sauf à invoquer une surcontribution aux charges du ménage.
B – L’existence d’un devoir moral d’assistance entre les concubins
9. Fondement de l’obligation naturelle : devoir moral d’assistance. Avant l’ordonnance de 2016 portant réforme des obligations, l’obligation naturelle était prévue par l’article 1235 du Code civil qui disposait que « tout paiement suppose une dette : ce qui a été payé sans être dû, est sujet à répétition. La répétition n’est pas admise à l’égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées ». Abrogé par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, article 2, la réforme consacre l’obligation naturelle à l’article 1100 du Code civil13 qui énonce que « les obligations naissent d’actes juridiques, de faits juridiques ou de l’autorité seule de la loi. Elles peuvent naître de l’exécution volontaire ou de la promesse d’exécution d’un devoir de conscience envers autrui ». En l’absence de règle de droit, ou si cette dernière entraîne une solution inéquitable, le juge peut trouver dans l’obligation naturelle un instrument correcteur du droit. Dépourvue de sanction civile, l’obligation naturelle présente une souplesse en l’absence d’impératif juridique14.
L’obligation naturelle nove en obligation juridique uniquement si elle a fait l’objet d’un engagement volontaire de la part de son débiteur, par une promesse d’exécution qui doit pouvoir être prouvée15. Aujourd’hui encore, la majorité des auteurs restent attachés à la conception selon laquelle « en dehors de toute obligation légale, une personne peut se sentir tenue d’un devoir moral d’assistance. L’exécution de ce devoir correspond au paiement d’une obligation naturelle »16. Ils enseignent donc qu’il y a ainsi une obligation naturelle d’assistance entre membres de la famille qui ne sont pas tenus de l’obligation légale, comme les frères et sœurs, tantes et neveux, entre beaux-frères…17. La doctrine s’est surtout interrogée sur l’application de l’obligation naturelle en cas de rupture du concubinage, considérant que l’obligation naturelle permet de compenser en équité les disparités nées de la rupture18.
10. Obligation naturelle entre concubins : remise d’une somme d’argent. On observera qu’en matière de remise de somme d’argent, l’intention libérale chasse l’obligation naturelle. En d’autres termes, l’exécution de l’obligation naturelle paralyse la restitution de la donation d’une somme d’argent.
11. Obligation naturelle entre concubins : engagement unilatéral. En matière d’engagement unilatéral d’un concubin, la Cour de cassation souligne que l’obligation naturelle se « transforme » en obligation civile si son débiteur s’est unilatéralement, expressément ou tacitement, engagé à l’exécuter. Sur ce point, la haute juridiction a ainsi jugé qu’« attendu, en premier lieu, que M. X, ayant soutenu dans ses conclusions que son engagement n’avait pas de conséquences civiles, le moyen est inopérant en ses deux dernières branches ; Attendu, ensuite, que la transformation improprement qualifiée novation d’une obligation naturelle en obligation civile, laquelle repose sur un engagement unilatéral d’exécuter l’obligation naturelle, n’exige pas qu’une obligation civile ait elle-même préexisté à celle-ci ; Et attendu, enfin, qu’après avoir constaté que M. X avait tacitement renoncé à l’application de l’article 1341 du Code civil, dont elle relève exactement que ses dispositions ne sont pas d’ordre public, c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain d’apprécier la portée des preuves à elle soumises que la cour d’appel a retenu, par motifs propres et adoptés, que M. X avait entendu transformer son obligation naturelle en obligation civile ; D’où il suit que le moyen, pour partie inopérant, n’est pas fondé pour le surplus »19.
12. Conclusion. À l’instar des partenaires pacsés, les concubins ont la possibilité de se prévaloir de dispositions conventionnelles qui règlent notamment la question de la contribution aux charges du ménage et introduisent une solidarité pour les dettes ménagères20. Gageons que, si les concubins ont des raisons d’adopter une telle convention, ils sauront éviter bien des difficultés lors de leur rupture.
Notes de bas de pages
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1.
Expression utilisée par Carbonnier J. dans sa préface, in Demain B., La liquidation des biens des concubins, 1968, LGDJ ; Dekeuwer-Défossez F., « Les opérations de liquidation », Le Lamy Droit des Personnes et de la Famille, n° 398-15.
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2.
Lonné-Clément A.-L., « Contribution aux charges locatives entre concubins : la solidarité prévue dans le contrat de bail est inopérante pour un recours entre concubins », 24 juill. 2020, v. https://www.lexbase.fr/revue-juridique/59252042-edition-du-31-07-2020#article-474266 ; « Absence de contribution aux charges du ménage entre concubins », La Quotidienne, 3 sept. 2020 ; Beigner B. et a., « Absence de contribution aux charges de la vie commune », Le Lamy Droit des Régimes Matrimoniaux, Successions et Libéralités, n° 173-19.
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3.
Cass. 1re civ., 17 oct. 2000, n° 98-19527 : Bull. civ. I, n° 244.
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4.
Mod. par ord. n° 2016-131, 10 févr. 2016, art. 3 ; Rép. civ. Dalloz, v° Concubinage. Effets du concubinage, 2019, nos 245 et s.
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5.
Del Valle-Lézier I., « Solidarité dans les couples : les aspects civils », RF aff. soc. 2005/4, p. 81 à 100.
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6.
Cass. 1re civ., 2 mai 2001, n° 98-22836.
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7.
Lemouland J.-J., « Pas de solidarité légale des concubins à l’égard des tiers », D. 2002, p. 612.
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8.
Cass. 1re civ., 17 oct. 2000, n° 98-19527.
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9.
CA Colmar, 2e ch. civ., sect. A, 12 déc. 2014, n° 13/02830.
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10.
Cass. 1re civ., 7 févr. 2018, n° 17-13979.
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11.
Peltzman P., « Couples non mariés et remboursement de l’emprunt afférent au logement de la famille », Gaz. Pal. 9 avr. 2019, n° 346v6, p. 59.
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12.
V. Lamyline, « Notion », formule n° 410-5.
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13.
Rép. civ. Dalloz, v° Remise de dette, 2018, n° 95.
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14.
Chassagnard S., « L’obligation naturelle au secours du concubin délaissé », JCP G 2001, II 10458.
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15.
JCP N 1991, p. 87, note Prothais A.
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16.
Rép. civ. Dalloz, v° Obligation alimentaire, n° 15, note Kornprobst M., Bosse-Platière H. et Mullot-Thiébaud A.
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17.
Rép. civ. Dalloz, v° Obligation alimentaire, n° 15, note Kornprobst M., Bosse-Platière H. et Mullot-Thiébaud A.
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18.
Malaurie P. et Fulchiron H., La famille, 2006, Defrénois, p. 218.
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19.
Cass. 1re civ., 10 oct. 1995, n° 93-20300.
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20.
Corpart I., « Les familles recomposées en quête de repères », RJPF 2013/9.
Référence : AJU000d4