Le droit de rétention à l’épreuve de la réforme du droit des sûretés

Publié le 18/03/2022
un homme et une femme se disputant une maison
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Le nouvel article 2419 du Code civil, issu de la réforme du droit des sûretés, relatif à la résolution du conflit entre un créancier hypothécaire et un créancier titulaire d’un gage portant sur un immeuble par destination, donne la priorité au créancier ayant publié sa sûreté en premier, nonobstant le droit de rétention du gagiste. Ainsi, le droit de rétention apparaît affaibli dès lors que la loi n’opère pas de distinction selon que le créancier gagiste bénéficie d’un droit de rétention fictif ou effectif.

Définition de l’hypothèque. Le nouvel article 2385 du Code civil issu de l’ordonnance du 15 septembre 20211 réformant le droit des sûretés2 définit l’hypothèque comme « l’affectation d’un immeuble en garantie d’une obligation sans dépossession de celui qui la constitue ». D’entrée de jeu, on constate que cette nouvelle définition est beaucoup plus claire et synthétique comparativement à celle proposée au présent article 23933. En outre, elle fait ressortir une différence4 fondamentale avec le gage immobilier prévu à l’article 2387 du Code civil impliquant au contraire la mise en possession du créancier. Néanmoins, cette nouvelle formulation ne modifie pas pour autant les conditions relatives à la constitution de l’hypothèque dans le sens où l’absence de dépossession dans le cadre de cette sûreté n’a jamais été remise en cause. Dès lors, il convient tout simplement de noter qu’il est désormais clairement indiqué au sein du texte que l’hypothèque n’emporte pas dépossession du constituant, ce qui lui permet de conserver l’usage de l’immeuble pour ses besoins personnels ou professionnels.

La consécration du gage d’immeubles par destination. Dans un autre registre, la réforme instaure un nouvel article 2334 consacrant désormais la possibilité de donner en gage des biens meubles immobilisés par destination. La doctrine souligne de manière unanime5 l’utilité d’une telle disposition en ce qu’elle confère enfin, en termes d’obtention de crédit, une valeur propre au bien immobilisé et lui permet d’exister séparément de l’immeuble au service duquel il est placé. En effet, la combinaison des articles 2397, 2°, et 5246 permet de faire rentrer dans l’assiette de l’hypothèque les immeubles par destination. En conséquence, il était impossible de les donner en gage sur le fondement du droit commun7. Désormais, le débiteur pourra, s’il le souhaite, conformément au nouvel article 2334 et à compter de l’entrée en vigueur de la réforme, constituer une hypothèque sur l’immeuble et un gage sur le bien immobilisé. Le conflit étant prévisible dès lors que celui-ci peut faire l’objet d’une sûreté distincte, en l’occurrence d’un gage, le législateur n’avait d’autre choix que de prévoir une règle permettant de déterminer qui du gagiste ou du créancier hypothécaire devait l’emporter en cas de défaillance du débiteur.

La règle de conflit. C’est dans cette perspective que la réforme a également introduit le nouvel article 2419 qui prévoit en son alinéa premier qu’en cas de conflit entre un créancier bénéficiant d’une hypothèque sur l’immeuble et le créancier gagiste dont les droits s’exercent sur le meuble immobilisé rattaché à cet immeuble, le droit de rétention de ce dernier sera mis en échec si le créancier hypothécaire a publié sa sûreté en premier. Il s’agit d’une application pure et simple de la règle prior tempore potior jure qui se traduit en français comme suit : « Celui qui est le premier dans le temps l’emporte en droit »8.

Problématique. Si cette solution est à première vue logique, le choix de régler le conflit en fonction des dates d’inscription des deux sûretés peut être source de difficultés. En effet, il convient de rappeler que si l’hypothèque n’implique pas la mise en possession du créancier, le gage quant à lui peut être constitué avec ou sans dépossession9 depuis la réforme du 23 mars 2006, le créancier gagiste bénéficiant dans les deux cas d’un droit de rétention sur le bien10. Or, le nouvel article 2419 ne fait pas de distinction selon que le gage est conclu avec ou sans dépossession sachant qu’il confère selon le cas un droit de rétention effectif ou fictif11 au créancier. Ainsi, une lecture littérale du texte permettrait de considérer qu’il importe peu que le droit de rétention du gagiste soit fictif ou effectif, le créancier hypothécaire ayant la priorité dès lors que sa sûreté est publiée antérieurement au gage. En conséquence, quand bien même il serait en possession du meuble, le gagiste devrait s’en dessaisir, ce qui conduit à s’interroger sur un éventuel affaiblissement du droit de rétention par la réforme au vu de sa nature et de la place qu’il occupe en droit positif12.

Toutefois, l’article 2419, alinéa premier, prévoit ce conflit dans un cadre tout à fait particulier, celui d’un bien immobilisé faisant l’objet d’un gage, que tant le créancier hypothécaire que le créancier gagiste voudront saisir en cas de défaillance du débiteur. Ainsi, il apparaît que le texte a vocation à régir en principe un conflit entre deux sûretés excluant toute dépossession en raison de l’immobilisation des biens grevés (I). Néanmoins, si par exception le gage est conclu avec dépossession, on peut légitimement se poser la question de l’applicabilité de l’article 2419 (II).

I – Le principe : l’absence de dépossession du constituant au profit des créanciers

Mise en contexte. Pour pouvoir obtenir du crédit, le créancier ayant consenti à une hypothèque sur un immeuble lui appartenant est désormais autorisé par le nouvel article 2334 à constituer un gage sur l’immeuble par destination qui y est rattaché. Comme précisé plus haut, l’hypothèque n’entraîne pas pour le débiteur la dépossession de l’immeuble au profit du créancier, et dans la mesure où le meuble donné en gage est immobilisé, la remise de celui-ci au gagiste n’est pas envisageable au vu de l’utilisation qui en est faite (A). En conséquence, il ne fait aucun doute que la règle posée par le nouvel article 2419, alinéa premier, vise à résoudre de manière générale un conflit entre une hypothèque et un gage sans dépossession13. S’agissant de sûretés excluant la dépossession du bien, c’est la publicité qui a vocation à les rendre opposables (B).

A – « L’incompatibilité » entre l’immobilisation et la dépossession

Précisions sur la notion d’incompatibilité. L’hypothèque constitue une sûreté avantageuse tant pour le constituant que pour le créancier en raison de l’absence de dépossession de l’immeuble. Il ne s’agit pas ici d’une incompatibilité en lien avec la nature du bien puisque le gage immobilier entraîne bien la dépossession du constituant au profit du créancier, mais plutôt d’une incompatibilité par effet de la loi. En effet, il est prévu – désormais expressément – dans le cadre de l’hypothèque que le débiteur reste en possession de l’immeuble, à charge pour lui de préserver le bien afin que sa valeur ne soit point affectée. De son côté, le créancier hypothécaire n’a aucune obligation relativement à l’immeuble et bénéficie d’un droit de suite et de préférence qui le protège en cas d’aliénation du bien ou de concours avec d’autres créanciers. Ce droit lui permet de poursuivre en toute sécurité la réalisation de sa sûreté en cas de défaillance du débiteur, l’hypothèque ayant un caractère accessoire14. Concernant le gage portant sur l’immeuble par destination il s’agit plutôt d’une incompatibilité de fait. En effet, si le gage peut être conclu avec ou sans dépossession, le choix entre ces deux possibilités est subordonné à la volonté des parties. Cependant, dans l’hypothèse visée aux nouveaux articles 2334 et 2419, ce n’est pas tant la volonté des parties qui déterminera la nature du gage, que la nature même de son assiette.

Précisions sur la notion d’immobilisation par destination. Conformément à l’article 524 du Code civil, « les objets que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service de l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination ». La notion d’immeuble par destination15 implique donc tout d’abord la préexistence d’un immeuble et d’un ou plusieurs biens meubles qui sont la propriété d’une même personne. En fonction de leur utilité, voire de leur caractère parfois indispensable à l’exploitation du fonds, le propriétaire peut décider de les placer à son service. Dès lors, ils perdent leur nature mobilière pour devenir des immeubles par destination. Ainsi, le gage consenti portera sur un immeuble qualifié comme tel en raison de sa destination. En conséquence, le bien objet du gage ne sera pas remis au créancier car ce n’est pas le but recherché dans ce type d’opération. En effet, le débiteur cherche dans cette hypothèse à obtenir du crédit pour faire fructifier son commerce et non à se séparer d’éléments qui sont indispensables à la poursuite de son activité. C’est la raison pour laquelle le gage portant sur ce type de bien sera en principe conclu sans dépossession, et ce qu’il soit antérieur ou postérieur à l’immobilisation.

En définitive, il ressort du nouvel article 2419 que si le gage est conclu en premier et que le débiteur décide de consentir par la suite à une hypothèque sur l’immeuble, le gage sera opposable au créancier hypothécaire s’il a été régulièrement publié. Si le gage est constitué antérieurement mais est publié postérieurement à l’hypothèque, c’est le créancier hypothécaire qui primera si sa sureté a été régulièrement inscrite. Enfin, si le créancier gagiste bénéficie de sa sûreté postérieurement à la constitution et à l’inscription de l’hypothèque, c’est le créancier hypothécaire qui l’emportera.

Si les deux sûretés n’emportent pas dépossession du constituant, il est tout à fait compréhensible que la publicité soit érigée en condition d’opposabilité aux tiers. Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue qu’en l’espèce, il s’agit d’un immeuble hypothéqué et d’un meuble gagé quand bien même ce dernier aurait perdu sa nature première en raison de son immobilisation, ce qui laisse subsister un doute sur l’efficacité d’une telle publicité alors même qu’elle serait régulière.

B – L’exigence de publicité

La publicité, gage d’opposabilité. La publicité d’une sûreté permet de porter à la connaissance des tiers son existence et ainsi de la rendre opposable. S’agissant de l’hypothèque, il ressort des articles 2425 et suivants du Code civil que celle-ci doit faire l’objet d’une publicité par l’inscription au fichier immobilier auprès du service de la publicité foncière sous peine d’inopposabilité. L’inscription peut être prise à tout moment, une inscription tardive n’affectant pas la validité de l’hypothèque mais son efficacité puisque constitutive du rang du créancier et opposable aux tiers à compter de cette date16. Quant au gage sans dépossession, l’article 2337 du Code civil dispose en son alinéa premier que celui-ci est opposable aux tiers par la publicité qui en est faite. Le gage est publié sur un registre spécial tenu par le greffier du tribunal de commerce dans le ressort duquel le constituant est immatriculé ou est situé17. Si, pour certains auteurs, le choix du législateur de résoudre le conflit entre le créancier hypothécaire et le créancier gagiste en tenant compte des dates d’inscription se justifie par la nature immobilière de l’immeuble par destination18, dans les faits, la publicité du gage et de l’hypothèque est assurée sur deux fichiers distincts. En d’autres termes, même si le meuble perd sa nature mobilière en devenant immeuble par destination, le gage portant sur ce bien n’est pas constitutif d’un gage immobilier. Le régime de gage de meuble reste donc applicable, d’où l’inscription au greffe du tribunal de commerce et non au fichier immobilier auprès du service de la publicité foncière. Se pose dès lors la question de l’efficacité de cette publicité si les créanciers gagiste et hypothécaire risquent l’un comme l’autre de ne pas être touchés par l’existence de ces sûretés constituées distinctement par le débiteur.

La publicité, gage d’efficacité ? Lorsque la sûreté portant sur un bien est publiée, le créancier qui bénéficie d’une sûreté postérieurement sur le même bien est réputé s’engager en connaissance de cause et occupe pour cela un rang inférieur suivant la règle prior tempore potior jure. Cependant, dans le cas envisagé, l’hypothèque porte sur l’immeuble et le gage sur l’immeuble par destination. C’est seulement par extension que l’immeuble par destination rentre dans l’assiette de l’hypothèque. En conséquence, la difficulté est double dans le sens où d’une part les sûretés dont il est question ne portent pas sur le même bien, et, d’autre part, ne sont pas de même nature. Ainsi, en consultant le fichier immobilier, aucune information s’agissant de l’immeuble par destination n’y sera inscrite. De même, le créancier gagiste sans dépossession qui consulte le registre tenu par le greffe du tribunal de commerce sera face à un bien libre de toute inscription. Dans un tel cas, peut-on réellement considérer que ces créanciers se sont engagés en connaissance de cause pour les classer en fonction de la date d’inscription de leur sûreté respective ? Pourra-t-on compter sur la bonne foi du débiteur pour informer le créancier gagiste de l’hypothèque consentie sur l’immeuble, ou le créancier hypothécaire de l’existence d’un gage sur le meuble immobilisé ? Pourra-t-on reprocher au débiteur son silence, lorsque la loi ne met aucunement à sa charge une obligation d’information au profit de l’un ou l’autre de ces créanciers ? En guise de réponse, on peut d’ores et déjà considérer qu’il appartiendra aux créanciers d’être doublement vigilants en se pliant à la formalité de publicité requise et en exigeant du débiteur ces informations lors de la constitution de la sûreté ou en se les procurant eux-mêmes avant de s’engager, ce qui n’est pas sans difficultés.

En définitive, tant le créancier gagiste que le créancier hypothécaire risquent de se faire surprendre lorsqu’ils voudront réaliser leur sûreté car même en procédant le plus rapidement possible à l’inscription, ils risquent de se faire devancer en dépit de leur bonne foi, ce qui est regrettable. En ce sens, ce texte qui se voulait favorable au débiteur risque de lui être défavorable indirectement en ce qu’il peut conduire à une certaine réticence notamment de la part des créanciers gagistes à accorder le crédit vu le risque encouru. En effet, si le créancier hypothécaire risque de voir seulement le meuble lui échapper, c’est l’assiette même de sa sûreté que le gagiste risque de perdre si la publication du gage est postérieure à celle de l’hypothèque.

Si la règle de l’article 2419 peut être source de difficultés dans la résolution du conflit entre une hypothèque et un gage sans dépossession elle apparaît clairement contestable dans l’hypothèse d’un gage conclu avec dépossession. Dès lors, il s’agira de déterminer si celle-ci a toujours vocation à s’appliquer en dépit du changement total de configuration que la remise du bien au créancier gagiste engendre.

II – L’exception : la dépossession du constituant au profit du créancier gagiste

Mise en contexte. Si l’article 2419 sert à départager en principe deux créanciers n’étant ni l’un ni l’autre en possession des deux biens, il n’est pas exclu que le débiteur, qui fait face à de sérieuses difficultés et qui a préalablement consenti à une hypothèque, décide de se séparer du bien immobilisé par le biais d’un gage avec dépossession. Dans un tel cas, la question est de savoir si les droits du créancier hypothécaire antérieur ayant régulièrement publié sa sûreté seront maintenus au détriment du créancier gagiste alors même qu’il détient la chose entre ses mains. En effet, dans la mesure où l’article 2419 n’opère pas de distinction selon que le droit de rétention du gagiste est fictif ou effectif, il apparaît que la possession du bien par le créancier gagiste importe peu contrairement aux solutions retenues en droit positif (A). En ce sens, la solution retenue paraît critiquable (B).

A – La négation du droit de rétention du créancier gagiste

La rupture du lien d’immobilisation. Dès lors que le débiteur décide de détacher l’immeuble par destination du fonds au service duquel il est placé, le lien d’immobilisation est nécessairement rompu, ce qui implique pour l’immeuble par destination de redevenir le meuble par nature qu’il était. La conséquence pour le créancier hypothécaire est de voir l’assiette de sa sûreté diminuer, et pour le créancier gagiste d’avoir la mainmise sur la chose. Dans un tel cas, le créancier hypothécaire se trouve en difficulté dans le sens où l’article 239819 dispose clairement que les meubles n’ont pas de suite par hypothèque, ce qui implique que l’hypothèque ne peut avoir pour assiette un bien meuble et que par conséquent le créancier ne pourra exercer son droit de suite dans l’objectif de récupérer le bien. En outre, la jurisprudence permet au créancier gagiste d’invoquer la règle de l’article 227620 et la première chambre civile de la Cour de cassation21 a pu notamment considérer qu’en cas de conflit entre un créancier hypothécaire antérieur et un créancier bénéficiant postérieurement d’un nantissement, ce dernier aurait pu se prévaloir de la règle posée par le présent article 2276 si l’immeuble par destination était véritablement détaché de l’immeuble et possédé séparément. A contrario, cela signifie qu’un créancier gagiste de bonne foi et qui est en possession du meuble litigieux l’emporte face au créancier hypothécaire, en dépit de l’antériorité de ses droits. En définitive, si la théorie suivant laquelle l’accessoire suit le principal permet de faire rentrer dans l’assiette de l’hypothèque l’immeuble par destination, dès lors qu’il redevient meuble, la rupture du lien d’immobilisation est de nature à faire échec aux droits du créancier hypothécaire. En ce sens, il est réputé avoir perdu une partie de l’assiette de sa sûreté au profit du gagiste mais peut néanmoins, en cas de vente du bien, exercer son droit de préférence sur le prix de vente de celui-ci.

L’opposabilité du gage avec dépossession. En dehors de la possession qui peut être invoquée par le créancier gagiste via l’article 2276, l’article 2337, alinéa 2, rend opposable le gage avec dépossession par la remise du bien au créancier. En d’autres termes, ce n’est pas la publicité qui rend le gage opposable mais la remise du bien au créancier gagiste, ce qui signifie que le gage avec dépossession n’a pas à être publié22. Par ailleurs, le gage conclu avec dépossession confère au créancier un droit de rétention23 effectif qui lui permet de garder le bien jusqu’au complet paiement de sa créance, conformément au 1° de l’article 2286 du Code civil. Ce droit consiste pour ce dernier à exercer un pouvoir négatif sur la chose, ou encore de blocage lui permettant de retenir le bien légitimement jusqu’à ce qu’il soit intégralement payé. Il est de jurisprudence constante que le droit de rétention est opposable à tous, y compris aux tiers non tenus de la dette24. Ainsi, dans le cadre d’un conflit entre un créancier gagiste en possession du bien et un créancier hypothécaire, le premier est fondé à retenir le meuble jusqu’au complet paiement, quand bien même le second aurait régulièrement et antérieurement publié sa sûreté. Un dessaisissement de sa part conduirait à lui faire perdre l’assiette de son gage, ce qui conforte dans l’idée qu’il doit garder le bien afin de s’assurer du paiement de sa créance.

Si les droits du créancier hypothécaire ne peuvent être maintenus en raison de la rupture du lien d’immobilisation, d’une part, et du droit de rétention effectif du gagiste sur le bien, d’autre part, la formulation très large du nouvel article 2419 ne remet-elle pas en cause ces solutions acquises en jurisprudence dès lors que le législateur met les deux créanciers en conflit sur un pied d’égalité sans tenir compte du droit de rétention effectif dont le créancier gagiste pourrait être titulaire ?

B – Une solution contestable

Les limites textuelles. Dans le cadre d’un conflit mettant en face une hypothèque et un gage portant sur un immeuble par destination, le nouvel article 2419 donne la priorité au créancier ayant publié sa sûreté en premier, mais peut-être aurait-il fallu y ajouter : lorsque la publicité est exigée. En effet, même si l’hypothèse de la dépossession dans le cadre d’un gage portant sur un immeuble par destination reste exceptionnelle, de manière générale, en cas de dépossession, le gage n’a pas à être publié, ce qui fait que le conflit ne peut être résolu de la sorte. Si le législateur démontre sa volonté de mettre le créancier hypothécaire et le créancier gagiste sur un pied d’égalité, cette solution n’a de sens que si le gage est conclu sans dépossession25. Dans le cas contraire, une telle solution reviendrait à remettre en cause les conditions d’opposabilité du gage conclu avec dépossession telles que prévues à l’alinéa 2 de l’article 2337, et à prioriser systématiquement le créancier hypothécaire antérieur dont la sûreté a été publiée, en dépit de la bonne foi du créancier gagiste.

Après réflexion, on peut se demander si l’idée n’était pas plutôt celle de ne pas distinguer le droit de rétention fictif du droit de rétention effectif afin de ne pas affaiblir le premier. En ce sens, le nouvel article 2419 semble s’inscrire dans la continuité de l’alinéa 2 de l’article 2340 du Code civil, qui fait échec au droit de rétention effectif du créancier gagiste postérieur face au créancier gagiste antérieur sans dépossession ayant régulièrement publié sa sûreté. Néanmoins, il convient de rappeler que le contexte n’est pas le même. En effet, dans cette hypothèse, le législateur met implicitement à la charge du second créancier une obligation de se renseigner sur le bien qu’il s’apprête à recevoir en garantie afin de s’assurer que celui-ci est libre de toute sûreté. Ce faisant, et alors même qu’il n’est pas soumis à l’exigence de la publicité, le créancier ne peut légitimement ignorer l’existence du premier gage et donc détenir le bien de bonne foi. Dans le cas qui nous intéresse, la situation est différente puisque le créancier gagiste peut légitimement ignorer l’existence de l’hypothèque pour les raisons évoquées plus haut même en ayant procédé à cette vérification. En conséquence, la remise en cause du droit de rétention du gagiste dans un tel cas ne serait pas justifiée.

Perspectives. Après tout, ne dit-on pas qu’il ne faut pas distinguer là où la loi ne distingue pas ? La réforme n’étant pas encore applicable, on ne sait pas encore quelle sera la position des juges. Cependant, le texte pose un vrai problème d’interprétation qui les conduira à se demander s’il faut le limiter à l’hypothèse d’une hypothèque et d’un gage conclu sans dépossession ou au contraire l’appliquer littéralement et indépendamment de la remise du bien au créancier. Ce qui est certain c’est que le législateur veut que le droit de rétention soit écarté au profit de la règle de l’antériorité chaque fois qu’il existera un conflit entre un créancier gagiste dont la sûreté a pour objet un immeuble par destination, et un créancier hypothécaire exerçant ses droits sur l’immeuble auquel ce bien est rattaché. Pour l’heure, on peut encore voir le bon côté des choses : une source de crédit supplémentaire pour le débiteur et, peut-être à l’avenir, une source d’incertitude pour les créanciers !

Notes de bas de pages

  • 1.
    Ord. n° 2021-1192, 15 sept. 2021 : JO, 16 sept. 2021.
  • 2.
    V. Aven-Robardet, « La réforme du droit des sûretés », AJ fam. 2021, p. 509.
  • 3.
    Cet article dispose que « l'hypothèque est un droit réel sur les immeubles affectés à l'acquittement d'une obligation. Elle est, de sa nature, indivisible, et subsiste en entier sur tous les immeubles affectés, sur chacun et sur chaque portion de ces immeubles. Elle les suit dans quelques mains qu'ils passent ».
  • 4.
    C. Helaine, « Réforme du droit des sûretés (Saison 2, Épisode final) : les sûretés réelles immobilières », Dalloz actualité, 24 sept. 2021.
  • 5.
    J.-J. Ansault et C. Gijsbers, « Droit des sûretés », D. 2021, p. 1879 ; C.-A. Michel, « Réforme du droit des sûretés (Saison 2, Épisode 6) : le gage », Dalloz actualité, 22 sept. 2021.
  • 6.
    Il ressort du premier que sont susceptibles d’hypothèques les biens immobiliers et leurs accessoires réputés immeubles, et du second que sont immeubles par destination les objets que le propriétaire y a placés pour le service et l’exploitation du fonds.
  • 7.
    D. Houtcieff, « Réforme des sûretés et droit des sociétés », Rev. sociétés 2021, p. 677 ; M. Julienne, « Les gages spéciaux : modèles pour le droit commun », D. 2016, p. 1266.
  • 8.
    T. Debard et S. Guinchard, Lexique des termes juridiques, 29e éd., 2021, Dalloz.
  • 9.
    L. Andreu, « Gage avec dépossession contre gage sans dépossession », D. 2012, p. 1761.
  • 10.
    C. civ., art. 2286.
  • 11.
    D. Legeais, « Gage sans dépossession. Droit de rétention du créancier gagiste », RTD com. 2008, p. 836.
  • 12.
    M. Bourassin et V. Bremond, Droit des sûretés, 7e éd., 2020, Dalloz, p. 581, n° 799.
  • 13.
    J.-D. Pellier, « Réflexions sur le gage ayant pour objet un immeuble par destination ou un meuble par anticipation », D. 2020, p. 1236.
  • 14.
    J.-D. Pellier, « L’hypothèque ne survit pas à la prescription », D. 2021, p. 1367.
  • 15.
    Y. Strickler et N. Reboul-Maupin, « Droit des biens », D. 2021, p. 1509.
  • 16.
    Cass. 3e civ., 1er févr. 2005, n° 02-13054 : Bull. civ. I, n° 55.
  • 17.
    C. civ., art. 2338 ; D. n° 2006-1804, 23 déc. 2006.
  • 18.
    J.-J. Ansault et C. Gijsbers, « Droit des sûretés », D. 2021, p. 1879 ; C.-A. Michel, « Réforme du droit des sûretés (Saison 2, Épisode 6) : le gage », Dalloz actualité, 22 sept. 2021.
  • 19.
    Cet article a été supprimé par la réforme en ce qu’il contrevenait à la possibilité offerte par la loi de constituer de manière exceptionnelle une hypothèque sur certains meubles.
  • 20.
    Cass. req., 12 mars 1888 : DP 1888, 1, p. 404 – Cass. com., 28 nov. 1989 : Bull. civ. IV, n° 300, p. 201.
  • 21.
    V. not. Cass. 1re civ., 1er mai 1906 : en l’espèce, le créancier hypothécaire l’a emporté sur le créancier gagiste faute pour ce dernier d’être en possession desdits meubles.
  • 22.
    J.-B. Seube, Droit des sûretés, 10e éd., 2020, Dalloz, Cours, p. 174, n° 283.
  • 23.
    C. Pourquier, « La rétention du gagiste ou la supériorité du fait sur le droit », RTD com. 2000, p. 569.
  • 24.
    Cass. 1re civ., 24 sept. 2009, n° 08-10152 : Bull. civ. I, n° 178.
  • 25.
    J.-D. Pellier, « Réflexions sur le gage ayant pour objet un immeuble par destination ou un meuble par anticipation », D. 2020, p. 1236.
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