Droit du travail : Adieu « étaiement », vive « la pesée » …et le forfait jours !
Qui du salarié ou de l’employeur doit apporter la preuve en matière de litige sur des heures supplémentaires ? L’arrêt de la Cour de cassation 18-10.919 du 18 mars 2020 précise la jurisprudence. Les explications de Pierre Brégou, Avocat au barreau de Paris, Caravage Avocats
Comme chacun sait, en matière d’heures supplémentaires, la preuve n’appartient spécialement à aucune des parties.
L’article L.3171-4 du Code du travail institue en effet un système de preuve partagée entre le salarié et l’employeur concernant les heures de travail effectuées, mais le partage a donné lieu à discussion.
Le salarié doit « étayer » sa demande
La Cour de cassation rappelait de manière constante depuis 2004[1] que, si la preuve des heures de travail effectuées n’incombe spécialement à aucune des parties, et que l’employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié, il appartient cependant à ce dernier de fournir préalablement au juge des éléments de nature à « étayer » sa demande.
Interpellée par la jurisprudence communautaire, la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 18 mars dernier(n°18-10.919), et paré de la qualification suprême (FP-P+B+R+I)[2] est venue affirmer que l’expression « étayer sa demande » ne signifie pas pour le salarié l’obligation d’apporter seul des éléments de preuve, mais seulement des éléments factuels suffisamment précis afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail accomplies, d’y répondre utilement.
Le possible bouleversement induit par la CJUE
Sur question préjudicielle du juge espagnol, et visant la Directive 2003/88 et l’article 31 de la Charte, un arrêt rendu le 14 mai 2019 par la CJUE[3] a fait craindre, en droit interne, un bouleversement de la charge probatoire en matière d’heures supplémentaires en droit interne et ce, au détriment de l’employeur, mais aussi la remise en cause du forfait jours.
La CJUE est en effet venue préciser :
« que les articles 3, 5 et 6 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003, concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, lus à la lumière de l’article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que l’article 4, paragraphe 1, de l’article 11, paragraphe 3, et de l’article 16 paragraphe 3 de la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et la santé des salariés au travail, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un état membre qui, selon l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence nationale, n’impose pas aux employeurs l’obligation d’établir un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur.
Contrairement à un système mesurant la durée du temps de travail journalier effectué, les moyens de preuve pouvant être produits par le travailleur, tels que, notamment, des témoignages ou des courriers électroniques, afin de fournir l’indice d’une violation de ses droits et entrainer ainsi un renversement de la charge de la preuve, ne permettent pas d’établir de manière objective et fiable le nombre d’heures de travail quotidien et hebdomadaire effectuées par le travailleur, compte tenu de sa situation de faiblesse dans la relation de travail ;
Afin d’assurer l’effet utile des droits prévus par la directive 2003/88 et du droit fondamental de chaque travailleur à une limitation de la durée maximale de travail et à des périodes de repos journalières et hebdomadaires consacré à l’article 31, paragraphe 2, de la Charte, les États membres doivent imposer aux employeurs l’obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur, avec toutefois une marge d’appréciation dans la mise en œuvre concrète de cette obligation pour tenir compte des particularités propres à chaque secteur d’activité concerné et des spécificités de certaines entreprises».
Quid des conventions de forfait jour ?
Le positionnement de la Cour de cassation était donc très attendu et certains ont redouté un changement disruptif du droit positif français en matière probatoire sur le temps de travail et, par ricochet, la remise en cause des conventions de forfait jours.
Or, l’arrêt du 18 mars 2020 ne modifie pas le système de répartition de la charge de la preuve.
En effet, si la Cour confirme l’obligation pour l’employeur de contrôler le temps de travail du salarié au moyen d’un système fiable, objectif et infalsifiable, elle ne semble pas, pour autant, imposer un recours obligatoire à un système automatisé de contrôle du temps de travail puisqu’elle prévoit que si l’employeur utilise un tel procédé, il doit être fiable et infalsifiable, ce qui tend a contrario à dire que l’employeur peut contrôler le temps de travail suivants d’autres modalités ou procédés, en toute hypothèse, à ses risques et péril.
La construction des forfaits jours n’est donc pas remise en cause. Celui-ci a été créée au moment où l’on a institué les 35 heures à la demande des entreprises qui faisaient observer que le travail des cadres n’était pas calculable selon les règles proposées. Avec le forfait jour, on ne comptabilise pas le temps de travail en heures mais en jours. Un système semble-t-il difficilement conciliable avec l’exigence du recours à un contrôle fiable, objectif et infalsifiable.
Un éclaircissement bienvenu
Mais l’apport de cet arrêt ne s’arrête pas là.
La Cour rappelle que la preuve est partagée en matière d’heures supplémentaires et que la charge de la preuve de celles-ci ne saurait donc peser exclusivement sur le salarié. Elle abandonne donc la notion d’étaiement. Depuis 2004, celle-ci soulevait des difficultés en raison de son ambiguïté. Le salarié doit apporter des éléments de preuve des heures supplémentaires qu’il accomplit, autrement dit « étayer » sa demande. Certains en déduisaient que la charge de la preuve pesait donc sur celui-ci. Cet arrêt met fin à la notion d’étaiement source de confusion et lui substitue désormais l’expression de « présentation par le salarié d’éléments à l’appui de sa demande »[4].
Somme toute, un préalable tiré de l’article 6 du CPC pèse donc sur le salarié, qui doit, avant toute chose, présenter des éléments factuels.
Enfin, la Cour de cassation marque sa volonté de contrôler – imaginons pour un temps – le respect par les juges du fond des deux étapes de la preuve, à savoir vérifier que le salarié présente des éléments suffisamment précis à l’appui de sa demande, puis que l’employeur a bien justifié des horaires réellement accomplis par le salarié.
Osons citer Shakespeare « beaucoup de bruit pour rien » ?
[1] Depuis le célèbre arrêt « Les Clochetons » cass.soc. 25 février 2004, bull 2004 V n° 62, p.57).
[2] Le site de la Cour de cassation publie une note explicative de la décision.
[3] Affaire C-55/18, Federación de Servicios de Comisiones Obreras (CCOO)/Deutsche Bank SAE
[4] La note explicative de l’arrêt parle de « pesée » des éléments : l’image est claire.
Référence : AJU66059