La métamorphose religieuse de la France, vers une nouvelle laïcité ?
Nicolas Deiller nous présente, dans ce travail très documenté, un panorama très complet des biens cultuels et de leur régime juridique, ce qui lui offre l’occasion d’évoquer les multiples questions que pose la place de la religion dans notre société. Une réflexion actuelle et stimulante.
La laïcité, bien que désormais profondément et anciennement inscrite dans l’histoire et la culture françaises, nourrit de très nombreux débats, qu’ils soient politiques1 ou qu’ils traversent de multiples sciences sociales2. Le droit n’y échappe pas. Certes, nos textes fondamentaux3, aussi bien qu’une longue jurisprudence, du Conseil d’État puis du Conseil constitutionnel, en ont de longue date consacré le principe. Mais au quotidien, dans les modalités concrètes d’application, elle soulève encore bien des questions, accentuées par les transformations récentes du paysage religieux de la France, entre expansion de certaines confessions, principalement l’Islam, et poursuite de la sécularisation de notre société. C’est à ces multiples questions que s’attache le présent ouvrage de Nicolas Deiller, à partir de la question, apparemment technique, des biens cultuels et de leur régime juridique.
Le professeur Yan Laidié en pose clairement les enjeux dès sa préface, rappelant que « derrière son apparente aridité, le sujet sent la poudre »4. En effet, l’étude de leur régime juridique conduit inévitablement, par la singularité des objets cultuels, qui les place, aux yeux des croyants, au-delà des aspects strictement matériels, par leur diversité également, à interroger la place même de la religion dans la cité. Étudier le régime juridique des objets cultuels, en France, c’est évoquer en particulier la grande loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État et la confronter à la situation actuelle. L’auteur ne manque pas de le faire ici, dans une approche universitaire rigoureuse qui n’empêche pas de poser des questions relatives à l’adéquation de ce texte fondateur à la situation contemporaine, dont, à défaut de partager toutes les conclusions, il est difficile de nier la pertinence.
Saisir ces enjeux implique en premier lieu de cerner le cadre juridique général des biens cultuels, objet de la première partie de l’ouvrage.
Celui-ci est en grande partie le résultat de l’histoire. En effet, l’Église catholique ayant refusé de constituer les associations cultuelles qu’aurait supposé l’application de la loi de 1905, il a fallu trouver des solutions juridiques. C’est l’objet de la loi du 2 janvier 1907, que viendra préciser une abondante jurisprudence, remettant ces biens à la puissance publique, principalement aux communes. Or cette solution, qui n’avait nullement été envisagée par la loi de 1905, emporte deux séries de conséquences.
D’une part, elle assure à l’Église catholique, de très loin la plus grande bénéficiaire de ces dispositions, une situation matérielle privilégiée, puisque l’entretien de son patrimoine est pris en charge, alors même que l’affectation publique cultuelle lui en garantit l’exclusivité d’utilisation, se traduisant par une jouissance à titre gratuit, perpétuelle et immuable dans le temps. Certes, des désaffectations sont possibles, mais elles sont encadrées et limitées à deux cas : d’une part, une absence constatée de culte dans le lieu concerné, et par ailleurs, le fait que ce dernier ne réponde pas aux exigences de salubrité publique.
Toutefois, elle remet au droit profane et tout particulièrement à la jurisprudence le soin de délimiter ce qui est un bien cultuel de ce qui ne l’est pas. Cela s’illustre notamment dans le cas du presbytère, inclus dans le domaine privé de la commune et donc exclu, à ce titre, de l’affectation cultuelle au sens juridique du terme5.
Quoi qu’il en soit, il existe des structures destinées à gérer ces biens cultuels qu’il est important de cerner. On peut en distinguer trois. Aux associations cultuelles, dont on a vu le refus que leur a opposé la hiérarchie catholique, et, par voie de conséquence, le peu de succès qu’elles ont rencontré, se sont de facto substituées les associations diocésaines, créées en 1924, pour la religion qui était encore celle de la grande majorité des Français, limitant les associations cultuelles aux confessions juive et protestante. En outre, par une utilisation assez extensive des associations issues de la loi de 1901, ces dernières ont pu également servir à la gestion des biens cultuels.
On notera que, dans l’ensemble de ces cas, le législateur comme le juge ont fait prévaloir une conception libérale de la notion de culte, que l’on peut résumer en reprenant les propos de la rapporteuse publique Sophie Boissard dans ses conclusions sous l’arrêt du Conseil d’État du 28 avril 2004, Association du Vajra triomphant, comme « toute pratique ou tout rite qui rassemble des fidèles dans une même croyance dans une divinité ou une puissance surnaturelle »6. Le caractère cultuel d’une association peut donc s’entendre assez largement. Reste cependant la question de l’opportunité de voir utiliser les associations issues de la loi de 1901 pour un objet qui, s’il n’en contredit pas à proprement parler la lettre, en contourne nettement l’esprit.
Quelles qu’elles soient, ces structures gèrent donc des biens cultuels, dont elles sont affectataires, en lien avec leur propriétaire. L’enjeu ici se trouve naturellement être les obligations et prérogatives respectives de chacun d’eux.
Y répondre impose un passage par le régime de la domanialité, l’immense majorité des lieux de culte, en France, étant la propriété de personnes publiques. Après un utile rappel du débat qui a opposé, pendant les premières décennies ayant suivi la séparation des Églises et de l’État, entre partisans des thèses de la domanialité privée et de la domanialité publique, qui a vu le triomphe de cette dernière, l’auteur, constatant malgré tout la faiblesse de cette théorie, avance une piste audacieuse mais sans doute, peu susceptible d’application immédiate. Il propose en effet de créer pour les biens cultuels, « une domanialité publique rénovée »7, qui reposerait sur un critère majeur, le critère religieux du bien, qui serait donc de nature organique, et un critère mineur, « l’utilité du bien au public »8.
Quoi qu’il en soit, en l’état actuel du droit, c’est à un compromis entre propriétaires et affectataires qu’obéit l’utilisation des biens cultuels, toujours, toutefois, dans le respect de l’exclusivité cultuelle, qui interdit tout usage contraire à celle-ci.
Outre l’usage des biens cultuels, se pose évidemment la question de leur financement. Celle-ci fait l’objet de la seconde partie de l’ouvrage.
C’est d’abord à une réflexion sur l’édification de nouveaux lieux de cultes que nous convie l’auteur, rappelant que celle-ci constitue une réelle nécessité pour l’Islam, dont le nombre de pratiquants est élevé alors même que cette religion, dans notre pays, ne dispose quasiment d’aucun patrimoine hérité de l’Histoire, à la différence des autres cultes. Il convient naturellement d’y remédier, pour des raisons pratiques aussi bien que d’équité, ce qui pose la question du financement de l’édification de ces lieux. Or en la matière, deux problèmes se posent. En premier lieu, la difficulté à rassembler les fonds nécessaires, ce qui conduit parfois à un financement extérieur9, d’autre part la réticence que peuvent avoir certaines collectivités à voir s’élever ce genre de lieux, au regard des crispations que cela pourrait entraîner au sein de la population. Face à ces deux phénomènes, le droit est mal armé pour répondre.
Mais faut-il s’en étonner ? Cette inadéquation explique le fait que, de longue date, le « principe de non-financement des cultes [soit] dévoyé par la puissance publique »10. En effet, le principe clairement affiché dans la loi de 1905 de non-financement des cultes est loin de la réalité. Le passage par un soutien à des associations mixtes, à la foi cultuelles et culturelles, associé à une compréhension extensive de la notion d’intérêt local, permet notamment ces écarts, qu’admet le juge11. Une collectivité souhaitant aider à la construction d’un lieu de culte pourra également utiliser le bail emphytéotique, dont le Conseil d’État a d’ailleurs souligné qu’il constituait un instrument « efficace et précieux pour les associations cultuelles »12.
À ces imperfections du régime juridique des biens cultuels et aux conséquences dommageables qu’elles emportent pour les croyants comme pour l’ensemble de la société, Nicolas Deiller propose de remédier par une solution qui fait l’objet de sa troisième partie, « sortie de l’ambiguïté par le retour au régime des cultes reconnus »13. À l’issue d’un examen du droit des cultes, tel qu’il existe encore aujourd’hui dans certaines régions de France, en particulier en Alsace-Moselle, mais aussi dans des territoires ultra-marins, ainsi que d’autres pays européens, l’auteur en vient à prôner un profond changement. Concrètement, il prône une « laïcité concordataire »14, où les cultes seraient reconnus et donc auraient bien plus de facilité pour organiser, de manière claire, leurs rapports avec la puissance publique. Dans cette perspective, ce qui constituerait le fondement de la laïcité ne serait pas la séparation des cultes d’avec l’État, mais la neutralité absolue de celui-ci dans ses rapports avec eux. Si l’on ne peut nier les multiples obstacles, politiques et symboliques, que ne manqueraient pas de susciter sa mise en œuvre, une telle proposition a au moins le mérite de nous faire réfléchir à la nécessité, pour le juriste, de toujours chercher la meilleure solution pour que puisse être garantie la liberté de chacun en appliquant la belle formule de Victor Hugo : « L’Église chez elle et l’État chez lui ».
Notes de bas de pages
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1.
On se souvient par exemple des très nombreux commentaires suscités par la notion de « laïcité positive » utilisée par Nicolas Sarkozy lors de son discours du 20 décembre 2007, prononcé au palais du Latran. On en retrouvera le verbatim dans Le Monde du 21 décembre 2007.
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2.
Parmi une production extrêmement surabondante, au sein de laquelle il est impossible de choisir, on renverra néanmoins aux ouvrages de Jean Baubérot, Henri Pena-Ruiz et Odon Vallet, pour à la fois leur accessibilité et leur complémentarité.
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3.
L’article 1 de la constitution dispose que « la France est une République (…) laïque ».
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4.
Deiller N., La métamorphose religieuse de la France, vers une nouvelle laïcité ?, 2019, VA, p. 9.
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5.
Solution régulièrement confirmée par la jurisprudence, voir, de manière particulièrement éclairante : CE, 15 janv. 1909, n° 31342, Cne de Gaudonville : RCE, p. 34 – CE, 11 nov. 1910, n° 30105, Cne de Ronno : RCE 1910, p. 766 ; CE, 29 nov. 1933, n° 20276, sieur Roussel, p. 1104.
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6.
CE, 28 avr. 2004, n° 248467, Assoc. du Vajda Triomphant : AJDA, 2004, p. 1367.
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7.
Deiller N., La métamorphose religieuse de la France, vers une nouvelle laïcité ?, 2019, VA, p. 161.
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8.
Deiller N., La métamorphose religieuse de la France, vers une nouvelle laïcité ?, 2019, VA, p. 164.
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9.
Sur ces questions, on pourra se reporter au rapport d’information n° 757 (2015-2016), du 5 juillet 2016, de Mme Nathalie Goulet et M. André Reichardt, intitulé De l’Islam en France à un Islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés, établi dans le cadre de la mission d’information sénatoriale sur l’organisation, la place et le financement de l’Islam en France.
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10.
Deiller N., La métamorphose religieuse de la France, vers une nouvelle laïcité ?, 2019, VA, p. 243.
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11.
V. pour un exemple récent, CE, 4 mai 2012, n° 336462, Fédération de la Libre pensée et d’action sociale du Rhône : AJDA 2012, p. 973.
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12.
CE, Un siècle de laïcité, rapp. public 2004, La Documentation française, p. 391.
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13.
Deiller N., La métamorphose religieuse de la France, vers une nouvelle laïcité ?, 2019, VA, p. 279.
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14.
Deiller N., La métamorphose religieuse de la France, vers une nouvelle laïcité ?, 2019, VA, p. 333.