L’art de la guerre par Combas : une zone de non-droit

Publié le 21/09/2016

Comme chaque été, le Grimaldi Forum de Monaco accueillait en juillet – août 2016 une exposition exceptionnelle, consacrée cette année à Francis Bacon. L’amateur d’art contemporain ne pouvait qu’être ébloui par cet accrochage, avant de se diriger vers une autre rétrospective, plus récréative, des décennies 80 et 90 de Robert Combas, pouvant inciter le juriste à se replonger dans l’œuvre monumentale de Grotius.

Face au bâtiment principal du Grimaldi Forum1 qui a abrité tout l’été des triptyques fameux de Francis Bacon2, ainsi qu’un certain nombre de toiles venant de collections privées, pour montrer l’influence de la culture française – et de certains de ses peintres – sur l’artiste britannique, étaient exposées par la galerie Laurent Strouk, dans la salle Diaghilev, les grands formats colorés de Robert Combas peints au cours des décennies 80 et 90. A priori, aucun point commun n’existe entre les deux peintres, à l’exception peut-être d’une thématique, celle de la guerre, récurrente chez Combas et présente en creux dans « Marching Figure » (1952) de Bacon. Les silhouettes identiques et longilignes dans la partie gauche du tableau, faisant instinctivement songer à une foule d’hommes qui marchent à la manière de Giacometti – dont l’influence sur Bacon est l’une des démonstrations de l’exposition – pourraient représenter un bataillon de soldats, des photographies de regroupements militaires sous le troisième Reich retrouvées dans l’atelier de Bacon3 pouvant conforter cette interprétation. Mais la référence est sans doute trop allusive pour y voir un positionnement antimilitariste ou la critique d’un régime politique, d’autant que « rien n’est aussi éloigné de l’univers baconien que le souci d’une prise de position politique »4.

Chez Robert Combas, le propos est plus direct et plus simple. Né à Lyon en 1957 dans une famille ouvrière de six enfants, il quitte le lycée à 17 ans et, passionné de musique rock, commence en pur autodidacte par monter un groupe avant de vivre de la vente de ses toiles et de ne cesser d’exposer depuis 19805. Ses grands formats colorés proches à la fois de la bande dessinée et de la caricature de presse, gribouillis bariolés pour ses détracteurs, « travail mal fait, bien fait » pour l’artiste lui-même, dont les personnages aux lèvres gonflées, dents apparentes et yeux exorbités qui se ressemblent de tableaux en tableaux, sont accompagnés de notices très détaillées6 rédigées sous forme humoristique, souvent vulgaire, qui bousculent la syntaxe et l’orthographe7, forment un tout qui fait « l’éloge du trivial »8.

Co-créateur du mouvement appelé Figuration Libre par l’artiste niçois Benjamin Vautier dit Ben, Robert Combas a exploré avec ce dernier9 ou seul le thème de la guerre. Certes il s’agit d’un sujet largement partagé en peinture, la plupart des artistes souhaitant démontrer son atrocité en faisant référence le plus souvent à des événements historiques, pour dénoncer la barbarie, la tyrannie. Mais à la différence du caractère réaliste des œuvres d’Otto Dix – notamment de son célèbre triptyque La Guerre –, des revendications de Picasso dans Guernica ou des Massacres d’André Masson, conséquences du traumatisme personnel de l’épreuve et des blessures subies lors de la Première Guerre mondiale, il ne semble y avoir ni résilience, ni intellectualisation chez Combas. S’il n’a évidemment pas l’ambition de fournir une réflexion sur « l’art » de bien faire la guerre – tel que théorisé dans le savant manuel tactique de Sun Tzu10 – l’attirance particulière de Combas pour cette thématique interroge.

La place de la violence en général dans son œuvre est sans doute un élément explicatif, que ce soit dans les rapports hommes-femmes11 ou dans le choix régulier de la représentation de la brutalité au quotidien, avec des hooligans, des bandits ou des meurtriers12. Mais c’est peut-être moins la cruauté en elle-même qui intéresse Combas que de s’approprier des situations où tout est chaos et qui ne laissent pas place à l’ordre. Sans vouloir sur-interpréter sa pensée ou tomber dans la facilité de « découvrir des références directes dans notre époque de sales guerres et de terrorismes »13, on peut voir dans la démarche de l’artiste une volonté – consciente ou non – de pointer dans ces scènes de la vie quotidienne, comme dans les représentations guerrières, des zones de non-droit, des situations anarchiques qui ne semblent pouvoir laisser place à de quelconques règles, qu’elles soient de droit naturel ou de droit positif – ou suivant la terminologie d’Hugo Grotius dans son ouvrage monumental paru en 162514, de droit volontaire ou de droit des gens. Le peintre met ainsi en évidence davantage les lacunes de la version contemporaine de ce « droit de la guerre et de la paix » en peignant des situations indicibles, où le droit des conflits armés ne semble pouvoir exister.

Ainsi, tant dans les batailles mythologiques15 que dans les conflits historiques du XVIe siècle – avec « La bataille de Lépante » (1986), plus grande bataille navale de l’histoire – au XXe siècle, l’espace de la toile est saturé. Dans « 14-18, T’auras du rata » (1985), des soldats qui ne se distinguent par rien d’autre que la couleur de leurs uniformes se tirent dessus réciproquement. L’absurdité de la scène et de l’acte lui-même du face à face très resserré est confortée par l’inscription trois fois répétée de « mon frère » et « frère » en bleu de part et d’autre du tableau. Combas pourrait faire siens les constats de nombreux écrivains cités par Grotius dans ses « Prolégomènes », par exemple que : « Le dol, la rigueur, l’injustice, sont l’apanage des combats »16. Nulle place dans ses tableaux pour un De iure belli ac pacis, né de l’idée que l’on ne doit pas admettre « que dans la guerre tous les droits soient suspendus »17, non plus que pour le concept de « guerre juste »…

Combas privilégie la « Bataille intemporelle » (1988), celle qui place au premier plan deux personnages récurrents dans son travail, Robert et Geneviève, c’est-à-dire lui-même et son épouse, qui rêvent de danse et d’amour pendant que « la télé », « retrace les dernières guerres qui existent et progressent aux alentours de l’Europe », « loin de notre monde, mais que l’on reçoit en direct », guerre elle aussi intemporelle, représentée en noir et blanc en bas du tableau, comme la couche sinistre et éternelle des amants de tous temps.

Notes de bas de pages

  • 1.
    L’année dernière, il s’agissait de « De Chagall à Malévitch. La révolution des avant-gardes ». V. « L’utopie révolutionnaire soviétique mise en scène par le suprématisme et le constructivisme des avant-gardes », in : Du droit dans les arts, LPA 18 sept. 2015, p. 20-21.
  • 2.
    « Bacon, Monaco et la culture française », du 2 juill. au 4 sept. 2016.
  • 3.
    V. aussi les faisceaux lumineux bleutés qui correspondent aux éclairages de la photographie retrouvée.
  • 4.
    Batache E., « Francis Bacon intime » in : Francis Bacon. La France et Monaco, 2016, Albin Michel, p. 195.
  • 5.
    La productivité de Combas a permis au peintre de ne jamais cesser d’exposer en France et ailleurs (y compris dans la célèbre galerie de Leo Castelli à New York en 1983 et 1986) en dépit d’une œuvre assez répétitive et d’un intérêt inégal. Parallèlement à la rétrospective monégasque, Combas a exposé cette même année 2016 au Palais de Tokyo, invité dans l’exposition « Rester vivant » de Michel Houellebecq (du 23 juin 2006 au 11 sept. 2016) et à Vence (du 11 juin au 13 nov. 2016) avec une partie du fonds de la collection Lambert qui est le premier à avoir révélé les artistes de la Figuration Libre.
  • 6.
    Toutes les citations entre guillemets et en italiques sont issues des notices de l’artiste.
  • 7.
    Y compris dans les titres des œuvres eux-mêmes. V. par ex. : « Quand c’est la guerre, ya même des mytiques qui piquent » (1988).
  • 8.
    Piguet P., Robert Combas : Les années 80, l’invention d’un style, 2007, Musée de Louviers, p. 10.
  • 9.
    À l’Historial de la Grande Guerre de Péronne en 1998. V. le catalogue : Duffort N., Ben et Combas. Entre deux guerres, 1999, Milan : Skira, Seuil.
  • 10.
    Tzu S., L’art de la guerre, 2008, Champs classiques.
  • 11.
    Les femmes sont souvent dénudées et provocatrices, comme Héra, Athéna et Aphrodite dans « Le jugement de Pâris » (1988) ; le plus souvent aussi cruelles que les hommes, en particulier quand elles sont en situation de pouvoir. « La reine d’Extrême Orient » (1987), dominatrice, fait subir tortures et supplices notamment sexuels, écrasant entre autres de ses talons « son ancien serviteur ». Dans « La reine à l’envers trône sur le roi et la sainte à l’endroit » (1991), la souveraine est une « grande prostituée méchante, l’Égale du diable mâle », cuisses ouvertes, yeux pleurant des flots de sang, assise sur le trône reposant sur le dos d’un roi soumis, tandis que la sainte nue et enchaînée aspire béatement à « retrouver la liberté », « long travail qui risque de ne jamais se terminer ». Elles sont aussi conquérantes comme « Geneviève guerrière amazone les nichons découverts » (1987) avec sa lance, son casque et son bouclier et ses genoux prêts à dévorer l’adversaire.
  • 12.
    « Les Hooligans » (1988) ; « Coups de feu jaune et rouge » (1982) ; « L’assassin avec 2 x ss » (1984) ; « Les bandits de l’enfer joli » (1987) et l’attaque de banque dans la gigantesque toile (353 x 975 cm) « La bande à Bono » (1989).
  • 13.
    Dagen P., « Histoires de Robert le diable » in : Robert Combas. Les années 80 et 90, 2016, Liénart éditions, p. 16.
  • 14.
    Grotius H., Le droit de la guerre et de la paix, 1999, PUF, V. les distinctions dans les chapitres I, IX à XV.
  • 15.
    « La guerre de Troie » (1988) ; « Le combat d’Hector et d’Achille » (1988).
  • 16.
    Le droit de la guerre et de la paix, op. cit., prolégomènes III et IV, p. 8.
  • 17.
    Ibid., prolégomènes XXV, p. 17.
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