Confinement : la justice une nouvelle fois à la peine

Publié le 30/10/2020

Suite à l’annonce par le Chef de l’Etat  mercredi 28 octobre de l’instauration d’un nouveau confinement pour quatre semaines, l’institution judiciaire tente de se mettre en ordre de bataille. Mais trop de questions demeurent encore en suspens. 

Confinement : la justice une nouvelle fois à la peine
Palais de Justice de Châlons-en-Champagne (Photo : ©Kazi/adobeStock)

Alors que la justice lors du premier confinement avait largement suspendu ses activités à l’instigation du ministère, ne conservant que le traitement des urgences, pour l’acte 2, la règle est inverse. Cette fois, le mot d’ordre est clair : les juridictions doivent continuer d’assurer le service public. Comme l’ensemble des activités professionnelles publiques ou privées,  la justice est cependant invitée à privilégier le télétravail.

Or, le problème, c’est que précisément ce n’est pas possible pour cause d’équipement à la fois vétuste et insuffisant. Si tout va bien d’ici fin décembre, 3 500 nouveaux ordinateurs ultra-portables porteront le nombre de ceux-ci à 18 120, soit un taux d’équipement selon les sources de 90% pour les magistrats et 50% pour les greffiers (Renseignements des syndicats issus de la Direction des services judiciaires) ou de 80% magistrats 66% greffiers (information du ministère aux journalistes). « Cette différence pourrait s’expliquer en partie par le fait que quelques juridictions ont pu acquérir sur leur propre budget des ordinateurs, mais seulement en partie. De toute façon, il est clair que tout le monde ne pourra pas faire de télétravail » analyse Sophie Legrand,  secrétaire général du Syndicat de la Magistrature. 

Redéployer les portables dans les greffes prendra au moins deux semaines

Surtout que l’équipement en machines n’est pas la seule question à résoudre. Il faut aussi pouvoir utiliser les logiciels. Or on a découvert lors du premier confinement que WinCi qui sert au traitement de l’activité civile provoquerait d’importantes failles de sécurité lorsqu’on y accède à distance, en raison du fait qu’il fonctionne sur le réseau de chaque tribunal et non par le réseau central Intranet. « Le ministère nous indique qu’une version utilisable hors des juridictions est en phase de test mais sans que l’on sache à quelle date il sera disponible ni ce qu’il en est de sa sécurité » précise la secrétaire générale du SM. La question de la sécurité est d’autant plus sensible que la justice a fait l’objet d’attaques ces derniers mois qui ont nécessité de supprimer automatiquement les pièces jointes attachées aux mails. Avec toutes les complications que ça suppose pour les professionnels. Le syndicat regrette aussi de manquer d’informations concernant l’utilisation d’autres logiciels comme celui pour le juge des enfants WinEur, ou encore City pour les anciens tribunaux d’instance, toujours en usage faute d’avoir opéré une fusion avec WinCI.

La question des portables est particulièrement sensible pour les greffiers. Alors que les magistrats s’en voient attribuer un dès leur arrivée en juridiction, les greffiers à l’inverse sont équipés de postes fixes. Motif ? Jusqu’à ce que la crise sanitaire oblige à modifier les règles, ils n’avaient pas l’autorisation de sortir les dossiers. « Dix huit mille portables, ça veut dire 8 000 environ pour le magistrats et 10 000 pour les greffiers, dont 6 000 seraient déjà là. Or cela ne correspond pas à mes informations. Les ultra-portables distribués lors du premier confinement ont été récupérés à la fin de celui-ci. Il faut donc les redéployer, ce qui va prendre à mon avis une à deux semaines au minimum» explique Hervé Bonglet, secrétaire général de l’UNSA. Du côté des greffiers ont est d’autant plus énervé que c’est le deuxième confinement et que les leçons du premier ne semblent pas avoir été tirées.

Un télétravail purement théorique

Autant dire que le télétravail dans le monde judiciaire ne sera pas encore tout de suite d’actualité. Les juridictions sont invitées cependant à regrouper les activités qui ne peuvent fonctionner qu’en présentiel sur quelques jours de la semaine, dans la mesure du possible. « C’est assez théorique car les audiences sont fixées des mois à l’avance et on imagine mal demander aux greffes de modifier les calendrier et reconvoquer tout le monde. Par ailleurs si elles sont échelonnées c’est généralement qu’on ne peut pas faire autrement en raison des contraintes de salles » prévient Sophie Legrand. Côté restauration, les magistrats et greffiers trouveront leurs cantines ouvertes, le ministère n’ayant visiblement pas l’intention de verser une indemnité forfaitaire de repas aux agents comme ce fut le cas lors du premier confinement, en raison de la fermeture des lieux de restauration. Mais le risque bien entendu est celui de la contamination. Sur ce sujet, le SM avait demandé un accès facilité aux tests. Dans certains endroits en effet il faut attendre des heures pour se faire tester et plusieurs jours pour obtenir les résultats, ce qui risque de paralyser les juridictions confrontées à des cas contacts, le ministère n’a pas répondu. Pas plus qu’il n’a répondu à la demande de centralisation des informations sur le fonctionnement des juridictions. « Les avocats se sont plaints à juste titre au printemps du fait que chaque juridiction avait sa propre organisation ce qui compliquait leur travail, donc nous demandions une centralisation avec accès avocat voire public, on n’a pas de réponse » regrette Sophie Legrand. 

Une circulaire est attendue vendredi soir, mais qui ne devrait pas apporter beaucoup plus d’informations. Il y aura aussi des ordonnances. Le projet de loi de prorogation de l’état d’urgence sanitaire réduit cependant considérablement leur champ. Au printemps dernier, il y avait des dispositions spéciales concernant les délais de procédures, les durées de garde à vue, la détention provisoire, l’assignation à résidence ou encore l’audiencement, ainsi que sur les aménagements de peines, ceci n’est pas repris. La chancellerie travaille uniquement sur d’éventuelles modifications de compétence territoriale et de formations de jugements, la visioconférence et l’organisation du contradictoire. « Il faut s’attendre à ce qu’on étende le recours à la visio, au juge unique ou encore au jugement sans audience, en revanche, il n’y a plus ni prolongation de détention provisoire automatique, ce qu’il faut saluer, ni de sorties anticipées, ce qui à l’inverse est regrettable car on voit le taux de surpopulation carcérale remonter » s’inquiète la magistrate. 

Florilège de questions sans réponses

Ce second confinement, bien qu’assez proche en pratique d’un fonctionnement normal soulève des interrogations variées. Par exemple s’agissant de la prison, les visites au parloir sont autorisées en théorie, mais ne figurent pas parmi les cas d’autorisation de sortie dérogatoires…. La même incohérence frappe la présence du public aux audiences, elle est théoriquement autorisée, mais non prévue sur le formulaire. Or, comme chaque chef de juridiction a le pouvoir de s’organiser comme il l’entend, et que par ailleurs on lui demande à la fois d’assurer un fonctionnement normal et de répondre de la santé des personnels, la tentation sera forte d’ouvrir le parapluie, autrement dit de limiter l’accès aux personnes munies de convocation. Ce qui, en clair, revient à interdire le public, mais aussi et c’est plus grave, les familles de personnes qui passent en jugement. Une difficulté de cette nature s’est posée dès le premier jour de confinement et a été signalée sur Twitter par Me Martin Pradel :

Une autre interrogation de même nature porte sur les expertises :

« C’est une bonne question, analyse la magistrate, qui pourrait peut-être se régler par une convocation judiciaire mais donnera du travail en plus aux greffiers alors qu’une formule plus générale de la dérogation nous aurait épargné cela ». 

Parmi les zones de flou, signalons encore l’incertitude concernant l’autorisation d’absence spéciale pour garde d’enfants ou bien pour santé fragile. Le décret 29 aout 2020 restreignant la liste des pathologies a été suspendu en référé par le conseil d’Etat le 10 octobre, c’est donc en principe le précédent qui s’applique jusqu’à la décision au fond, mais la situation manque de clarté.

C’est dans ce contexte pour le moins compliqué que vont arriver dans les prochaines semaines les 800 assistants de justice recrutés pour porter secours aux juridictions, submergées par les retards accumulés en raison de la crise sanitaire et de la grève des avocats en début d’année, sur fond de manque chronique de moyens. Ce qui va impliquer de leur trouver une place dans des lieux où précisément faute de pouvoir mettre en oeuvre le télétravail, on en manque terriblement. Globalement, les magistrats sont favorables à la à un fonctionnement normal de la justice malgré le confinement car ils sont bien conscients que l’arrêt quasi-total des juridictions au printemps dernier n’était pas satisfaisant. Mais ils ont un sentiment d’impréparation et d’insécurité. Le fat que la gestion de ce nouvelle acte de la crise sanitaire soit laissé largement à l’appréciation des chefs de juridiction inquiète. En effet, si un cluster se déclare dans un tribunal, c’est le président qui décidera ce qu’il convient de faire avec le risque de créer des disparités entre juridictions. Et plus il y a des personnes fragiles qui ne relèvent pas de la liste et pourtant voudraient rester chez elles. Cela dépendra là encore des présidents. Seule consolation, depuis le printemps, la justice a eu le temps de s’équiper en masques – mais des masques en tissu qu’il faut donc laver – et en gel hydroalcoolique. Voilà  un motif de contentieux en moins avec le ministère. 

« On est en train de casser l’esprit de service public »

Le même sentiment d’impréparation règne chez les greffiers. Le premier confinement chez eux a laissé des traces. Ils en ont même gros sur le coeur. « Ceux qui sont venus travailler n’ont pas été valorisés et le fait que très peu aient touché la prime de 1 000 euros n’a pas arrangé les choses.  Je ne suis pas certain qu’on se trouve beaucoup de volontaires en cas de survenue de clusters, prévient Hervé Bonglet. Il y a de nombreuses inquiétudes et trop peu de réponses, par exemple sur la possibilité de télétravail,  sur l’âge des enfants ou encore les pathologies justifiant les autorisations d’absence. Tout ça mis bout à bout fait qu’on est en train de casser l’esprit de service public et de tuer l’attractivité de la profession. Les jeunes greffiers aujourd’hui veulent partir au bout de 5 ou 6 ans ». Dernière contrariété en date, parmi les assistants recrutés en urgence on trouve des contractuels de catégorie B qui seront payés autant que des greffiers de 6 ou 7 ans de carrière sans avoir fait l’école ni justifié d’une expérience.

De quoi donner vraiment envie de jeter l’éponge…

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