Confinement : « maintenir la justice hors de l’eau à tout prix ! »

Publié le 09/04/2021

Alors que le troisième confinement a été annoncé jeudi 18 mars au soir, magistrats et greffiers se sont retrouvés soudain confrontés à la nécessité de trouver en urgence une solution de garde pour leurs enfants en bas âge. Le ministère a indiqué qu’ils étaient prioritaires. Les syndicats dénoncent un effet de communication.  Sur le terrain, on s’adapte tant bien que mal.

Confinement : "maintenir la justice hors de l'eau à tout prix !"
Photo : ©AdobeStock/shoky

Les syndicats de magistrats et de greffiers ne décolèrent pas. Le ministère de la justice leur a en effet promis qu’ils seraient prioritaires dans les solutions de garde d’enfants de ce troisième confinement. Mais il a réagi seulement… le samedi de Pâques, autrement dit trop tard pour qu’un quelconque dispositif soit opérationnel le mardi suivant. Comment faire quand on préside une audience au retour du week-end et qu’on n’a personne pour garder son enfant ? Sur Twitter, une magistrate illustre parfaitement l’inquiétude qui s’est emparée de la profession à ce moment là.

Plus loin elle s’explique. Son tribunal ne ferme pas…c’est pire, elle a des enfants en bas âge…

Confinement : "maintenir la justice hors de l'eau à tout prix !"

Interrogé par Actu-Juridique, l’intéressée confie qu’elle a fini par trouver une solution in extremis et a pu tenir son audience. Sauf que c’est le prévenu qui n’est pas venu en raison du fait qu’il était lui-même atteint du virus.

On ne saurait mieux illustrer la difficulté de juger au temps du coronavirus. Parfois, cela donne lieu d’ailleurs à des altercations spectaculaires, comme ce qui s’est produit à Aix-en-Provence quand un magistrat a engagé durant deux jours un bras de fer avec les avocats dans un procès de stupéfiants. Le conflit est parti de l’impossibilité pour un prévenu de se présenter à l’audience car il était positif au virus. Pour tenter de résoudre le problème, le gouvernement avait d’ailleurs un temps imaginé d’étendre la visioconférence aux assises, mais le Conseil d’Etat a mis le holà.

Une priorité fictive

Théoriquement, la chancellerie a décidé qu’il appartenait aux chefs de juridiction de s’organiser avec les préfets et les recteurs, pour les gardes d’enfants de la semaine. « En pratique, c’est ingérable, donc il s’agit d’une priorité fictive » dénonce Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM). « Nous représentons environ 30 000 personnes (NDLR : dont 8000 magistrats et 22 000 greffiers), à la sortie du premier confinement, il y a eu 3000 bénéficiaires sur une période de 4 ou 5 semaines mais là, pour 4 jours d’école et annoncé si tard…Il n’y aura certainement pas beaucoup de demandes et on finira par nous dire qu’il n’y a pas lieu de nous rendre prioritaires.  L’autre problème c’est que pour les crèches et les centres aérés, on n’a aucune information ». En pratique, cela signifie que certains magistrats ne peuvent pas venir en juridiction faute d’avoir trouvé une solution pour faire garder leurs enfants. Alors ce sont leurs collègues qui prennent le relai car même une audience annulée nécessite qu’un magistrat soit présent pour prononcer les renvois. Dans des juridictions structurellement en sous-effectifs, frappées comme toutes les institutions par les absences maladie liées au covid, la situation tourne au casse-tête et le burn out menace. « Nous en sommes au troisième confinement, certes l’annonce a été brutale mais le ministère aurait dû être prêt immédiatement et non 48h plus tard ! »  estime Céline Parisot.

Côté greffiers, ce n’est pas mieux. « Quatre-vingt six pourcent des greffiers sont en réalité des greffières,explique Hervé Bonglet, secrétaire général de l’UNSA Services Judiciaires qui a signé avec l’USM un communiqué de protestation. Comme on a beaucoup recruté ces dernières années, il y a une proportion importante de femmes en âge d’avoir de jeunes enfant. La veille du week-end de Pâques on nous annonce qu’on va s’occuper de nous et on découvre qu’en pratique ce n’est pas le cas, c’est ça qui nous met en colère. On peut entendre qu’on n’est pas prioritaire, comparé aux soignants ou aux policiers, mais qu’on ne nous fasse pas imaginer le contraire ».

Des magistrats épuisés mais résignés

Au Syndicat de la Magistrature, on partage largement cet agacement. « Cela fait des mois que l’on demande que les chefs de cours s’organisent car ils sont les seuls, au regard du principe de l’indépendance de la Justice, à pouvoir adapter le niveau de l’activité aux effets de la crise sanitaire ; donc que la Chancellerie ne vienne pas tout régenter d’en haut, cela nous va bien, confie sa présidente, Katia Dubreuil.  Le problème c’est que les outils qui permettent de s’adapter – garde d’enfant, informatique – qui relèvent eux de la responsabilité de la chancellerie, ne sont pas là et rien n’a été anticipé sur ces points ». Si le chef de cour est le mieux placé techniquement pour décider de l’organisation, il y a quand même un hic : la pression gestionnaire face aux piles de dossiers que la crise sanitaire a fait monter plus haut encore. « Il faudrait arrêter l’injonction à la poursuite du service public de la justice coûte que coûte. Bien sûr qu’il est indispensable, mais on ne doit pas d’effectuer au péril de la santé de ses personnels » met en garde Katia Dubreuil. Pour l’heure, le syndicat reçoit moins de remontées sur les difficultés que lors des précédents pics de la crise sanitaire. « On suspecte fortement que les magistrats sont épuisés mais, parce qu’ils ont à coeur de maintenir la justice hors de l’eau à tout prix, qu’ils se résignent concernant les conditions dans lesquelles ils travaillent » confie cette magistrate.

Le télétravail demeure parfaitement théorique

Cette pression explique sans doute la réticence à consentir au télétravail dans les juridictions, alors même que c’est censé être la règle et qu’on a tout mis en place à cet effet. Techniquement, il est désormais possible, en tout cas plus facile que lors du premier confinement, de travailler à distance. Il semblerait que  19 000 personnes sur 30 000 magistrats et greffiers soient équipées, ou en passe de l’être, d’ordinateurs ultra-portables. Au printemps 2020, on avait découvert que les greffiers ayant l’interdiction d’emporter du travail à domicile, ils ne disposaient pas d’ordinateurs. Le problème est en passe d’être résolu.  En théorie. Parce qu’en pratique,  ça bloque. Evidemment, il y a les audiences qui par principe ne sont pas convertibles en télétravail. En revanche, tout comme les magistrats ont la possibilité de rédiger leurs décisions à domicile, il serait possible aux greffiers, un voire deux jours par semaine, d’emporter du travail à la maison, ce qui aurait notamment le mérite d’éviter les brassages de population et de libérer de l’espace dans des locaux souvent trop exigus. « Le secrétariat général a fixé comme principe le télétravail, conformément aux directives du gouvernement. Mais la Direction des services judiciaires de son côté a monté un groupe de travail en décembre, auquel nous n’avons pas été conviés et dont nous ignorons les conclusions. Tout ce qu’on sait, c’est que chaque chef de cour a la responsabilité d’organiser le télétravail, alors que selon le SG ce doit être le chef de service » confie Hervé Bonglet. « Le résultat de ces consignes confuses et contradictoires, c’est que le télétravail est une exception et que lorsqu’on le demande, on trouve toujours une bonne raison de ne pas nous l’accorder ».

Au final, la justice fonctionne, avec peine,  mais elle fonctionne. En s’arrangeant comme elle peut avec les congés maladie, les vacances scolaires imprévues, le manque d’effectifs, les prévenus ou les accusés dans l’incapacité de comparaitre. Juge Dread raconte avec humour la journée ordinaire d’un magistrat en télétravail avec ses enfants à la maison :

Confinement : "maintenir la justice hors de l'eau à tout prix !"

On pourra lire la suite du récit ici. Et celui du deuxième jour .

L’humour avec lequel certains magistrats s’efforcent de prendre la situation ne doit pas faire oublier la réalité. Avant même la crise sanitaire, ils étaient 32% à se déclarer en situation de souffrance au travail. Gageons que la situation actuelle n’a pas dû arranger les choses, loin de là…

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