Audiences tardives : sommes-nous condamnés à juger en pleine nuit ?
Deux audiences qui se sont achevées au petit matin à Paris cet été ont relancé le débat sur la justice de nuit. Le phénomène n’est pas nouveau, il affecte toutes les juridictions françaises depuis de très nombreuses années. Pourtant, des solutions existent pour mettre fin à cette « maltraitance institutionnalisée ». Les explications d’ Alexandra Vaillant, secrétaire générale de l’Union syndicale des magistrats (USM).
Vendredi 1er septembre, 16 h 00, au tribunal judiciaire de Paris : l’une des salles les plus grandes de la juridiction est comble. Et pour cause, il s’agit de l’audience d’installation des nouveaux magistrats rejoignant massivement les rangs de la juridiction à l’occasion de leur premier poste ou au gré d’une mutation. Ils n’ont jamais été aussi nombreux comme le rappellent les chefs de la juridiction. Des renforts bienvenus qui doivent notamment permettre d’absorber le surcoût d’activité induit par les jeux olympiques en 2024. Le président cite le chiffre de 20 arrivées nettes au siège.
Au-delà des mots d’accueil traditionnels, le président Stéphane Noël et la procureure Laure Beccuau reviennent dans leurs discours respectifs sur les audiences nocturnes (voire matinales) qui ont défrayé les chroniques judiciaires estivales. Avec une conclusion identique : cela ne doit plus se reproduire. Pour y arriver, ils insistent sur la nécessité de travailler conjointement sur l’audiencement des affaires pénales. Un pis-aller pour pallier les carences en moyens humains après des années d’abandon de la Justice par les pouvoirs publics ? Alors que tous les professionnels s’accordent pour dénoncer le fléau des audiences nocturnes (pour mémoire lire les résultats du sondage réalisé par l’Union syndicale des magistrats publiés sur Actu-Juridique), des solutions pérennes existent-elles pour y remédier ?
Les audiences nocturnes : un constat récurrent
Les audiences nocturnes ne datent malheureusement pas de l’été 2023 et ne sont pas le triste apanage de la juridiction parisienne. Chaque année, les professionnels dénoncent ces horaires indécents pour rendre la justice. Chaque année, de tristes records sont enregistrés partout en France.
Les causes peuvent être conjoncturelles : surcroît d’activité pénale (comme ce fut le cas cet été après les violences urbaines), grèves, vacations judiciaires (période pendant laquelle les audiences sont réduites) …
Elles sont également structurelles. La première renvoie à la nature même de certaines procédures et, plus particulièrement, de la comparution immédiate (ci-après CI). Les audiences dédiées aux CI sont en effet les plus nombreuses à se terminer tardivement. La CI nécessite dans sa phase préparatoire l’intervention de multiples acteurs et implique lors de l’audience de multiples notifications. De ce fait, le temps d’audience moyen incompressible d’un dossier orienté en CI se situe entre 45 et 60 minutes. Ce temps augmente évidemment si plusieurs prévenus sont poursuivis (et si plusieurs infractions sont retenues par le ministère public ou si plusieurs victimes sont visées). Il augmente également considérablement si un dépôt connaît un déficit chronique de fonctionnaires de police (comme c’est le cas à Bobigny où il n’est pas rare de devoir attendre plus de 30 minutes entre deux dossiers, le temps que les escortes redescendent puis remontent des geôles avec les prévenus).
Deuxième cause structurelle : le sous-effectif humain des tribunaux que l’USM ne cesse de dénoncer depuis des années. Si la France ne se situait pas dans les derniers rangs européens côté personnels judiciaires (comme mentionné dans le rapport 2022 de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, à lire ici), les tribunaux disposeraient d’une plus grande capacité d’audiencement. Or, la France compte, pour 100 000 habitants, 35,7 greffiers, 3,2 procureurs et 11,2 juges contre une moyenne européenne à 56,13 greffiers, 11,8 procureurs et 22,4 juges.
Une troisième cause, devenue structurelle dans certaines juridictions, mérite d’être citée. Alors qu’historiquement la CI était plus particulièrement utilisée pour juger des dossiers « simples » (terme juridiquement inadéquat mais permettant d’illustrer le propos), certains dossiers orientés de nos jours en CI sont d’une particulière complexité : trafics de produits stupéfiants au long cours et aux multiples prévenus, trafics de cigarettes, proxénétisme, vols aggravés sériels, agressions sexuelles… Ils nécessitent ainsi un temps d’audience long et impactent de facto la durée totale d’une audience.
Et l’opportunité des poursuites dans tout ça ?
Certains professionnels estiment qu’il appartient dès lors aux magistrats du parquet de limiter les orientations en CI. C’est oublier d’une part que le ministère public est maître de l’opportunité des poursuites. Et méconnaître d’autre part l’état déjà extrêmement dégradé de la réponse pénale comme en témoignent le taux de classement et les multiples alternatives aux poursuites. De plus, les autres voies de poursuites sont elles aussi embolisées du fait du sous-effectif chronique des juridictions. À cela s’ajoute une certaine pression politique et sociétale exigeant une justice toujours plus rapide et sévère.
Les solutions centrées sur l’organisation des juridictions
Face à ces constats, quelles solutions peuvent être envisagées ? Côté organisation des juridictions, il convient en premier lieu d’apporter une attention toute particulière au service pivot de l’audiencement, sans lequel le reste de la chaîne pénale ne pourra correctement fonctionner. Le temps d’audience disponible étant restreint du fait du sous-effectif chronique des juridictions, il est primordial d’éviter des renvois (hors renvoi de droit) pour des problèmes que greffiers, magistrats et fonctionnaires peuvent résoudre en amont de l’audience (désignation d’un administrateur ad hoc pour un mineur victime par exemple). Il reste néanmoins difficile d’accomplir toutes les diligences utiles dans les délais contraints de présentation d’un dossier en CI.
Il est également primordial de s’assurer que les dossiers d’ores et déjà fixés ne dépassent pas une durée prévisible d’audience et de ne plus audiencer de dossiers une fois cette durée prévisible atteinte (avec néanmoins le risque de dégrader encore davantage la réponse pénale). Dans le cas des audiences de CI dédiées, il est parfois d’usage de prévoir, dans le cadre d’un protocole parquet, siège et permanence pénale, un nombre maximal de dossiers (par exemple 12 dossiers et 15 prévenus au tribunal judiciaire de Bobigny). Ces protocoles sont en soi une bonne idée pour faire connaître les pratiques mais ne permettent pas de réduire significativement la durée des audiences au regard du temps moyen incompressible d’un dossier en CI (une audience avec 12 dossiers va durer entre 09 et 12 heures, voire plus en fonction de la complexité des dossiers).
Dans un deuxième temps, il est possible de s’entendre sur une pratique des renvois d’office au sein d’un tribunal. Certes, cette pratique semble en contradiction avec le fait d’éviter les renvois et de préserver le temps d’audience disponible. Et renvoyer d’office un dossier en état d’être jugé n’est jamais facile pour le tribunal, d’autant plus qu’un tel renvoi est le plus souvent inaudible pour les victimes et les prévenus. Mais face au manque de moyens humains, pour éviter de juger au milieu de la nuit dans des conditions d’écoute et d’attention forcément dégradées, et pour préserver la santé et la sécurité de tous les intervenants au procès pénal, il n’existe à ce jour guère d’autres solutions. Dans un arrêt du 12 janvier 2021, la Cour de cassation a en effet rappelé que le tribunal, saisi par le procès-verbal de notification d’une procédure de CI, est contraint de statuer, doit vider son rôle et ne peut se déclarer non-saisi, même si le prévenu lui est présenté après minuit et quelle que soit la durée de l’audience (Crim. 20-80.259).
À l’automne 2021, le président et le procureur du tribunal de Bobigny ont ainsi signé une note de service invitant les magistrats à renvoyer d’office les dossiers afin qu’une audience pénale ne se termine pas après 21 h 00. C’était également le sens de la fameuse circulaire du 6 juin 2001 relative à la durée des audiences, dite circulaire Lebranchu, qui indiquait que les audiences correctionnelles ne devaient pas dépasser 6 heures sur une demi-journée, et 8 heures sur une journée, délibéré inclus. Encore mentionnée (à raison) par beaucoup, son opposabilité à l’administration se heurte à sa non-publication au journal officiel. Pour cette raison, l’USM avait écrit au garde des Sceaux en décembre 2021 pour solliciter une nouvelle circulaire encadrant les durées d’audience. En vain.
La pratique des renvois d’office apparaît finalement comme un pis-aller dont la responsabilité incombe, in fine, au tribunal saisi. D’autant plus que tout dossier renvoyé devant être jugé, ces renvois d’office créent des effets boomerang. Il s’agit néanmoins d’un pis-aller indispensable pour que la justice soit rendue dans des conditions décentes et pour s’assurer des capacités d’attention et de concentration de tous, comme rappelé par la Cour européenne des droits de l’Homme dans un arrêt du 19 octobre 2004.
Enfin, certains envisagent l’intervention d’une « équipe B » du tribunal (siège, parquet et greffe) pour remplacer à partir de 21 ou 22 heures les personnels de justice exténués. Ce palliatif ne règle que très imparfaitement la difficulté : victimes, prévenus, avocats, interprètes, escortes, continueront eux à attendre le passage du « Noctilien » judiciaire qui les emmènera au bout de la nuit…
Les outils juridiques à la disposition des professionnels
Malgré l’arrêt rendu il y a presque 20 ans par la CEDH, régulièrement mis en avant par les avocats, les choses n’ont pas évolué en France, voire ont empiré. Je ne pense pas pour autant qu’il faille abandonner la voie européenne pour mettre fin au fléau des audiences nocturnes. Mais d’autres outils juridiques contraignants pour l’administration existent.
Ainsi, les horaires nocturnes (ou matinaux) de fin d’audience, qui nous mettent tous en danger, peuvent être systématiquement consignés dans le registre hygiène et sécurité du tribunal, disponible à l’accueil, par tous les professionnels, incluant les avocats. L’administration doit obligatoirement apporter une réponse à toute mention. De plus, ces mentions pourront être utilisées par les représentants syndicaux élus au sein des F3SCT, formations spécialisées en santé, sécurité et conditions de travail, qui ont succédé en 2022 aux comités hygiène, santé et conditions de travail. Au sein de ces formations, seules les organisations syndicales votent et disposent d’outils contraignants pour amener l’administration à agir (visite, enquête et expertise).
Enfin, dans le cadre de l’accord qualité de vie au travail, actuellement négocié entre le ministère de la Justice et les organisations syndicales, le sujet du temps de travail (qui inclut nécessairement les audiences tardives) ne doit pas être passé sous silence, malgré l’opposition affichée sur ce point par l’administration.
Et si les outils existants ne suffisent pas, il est toujours possible de se tourner vers la loi.
Et s’il fallait changer la loi pour mettre un terme définitif aux audiences tardives ?
Lors des débats en première lecture sur le projet de loi organique et le projet de loi de programmation concernant la Justice et la magistrature, la question des audiences tardives s’est invitée à l’Assemblée nationale, à travers le dépôt d’amendements visant à prohiber les audiences judiciaires au-delà de 22 ou 23 heures. Pour écarter ces amendements, le garde des Sceaux a indiqué lors de la procédure parlementaire que la question des audiences tardives serait réglée dans l’accord-cadre qualité de vie au travail du ministère, ce qui ne ressort pourtant pas des discussions préalables avec l’administration. En effet, l’administration a indiqué aux représentants syndicaux que la durée du travail, le respect des temps de repos ainsi que la question des audiences tardives ne faisaient pas partie du périmètre de l’accord-cadre mais relevaient d’autres instances de dialogue social, pour l’instant bien mystérieuses.
Au-delà de cette divergence de point de vue, qui interroge, inscrire dans une loi un horaire butoir aux audiences judiciaires permettrait aux professionnels de disposer d’un cadre contraignant reconnu par tous, alors que les juridictions ont largement dépassé, à moyens constants, leur capacité de jugement. L’USM a ainsi proposé un amendement afin que le législateur fixe lui-même les principes régissant la durée des audiences pour éviter qu’elles se terminent au-delà de 22 heures. D’autres amendements allaient encore plus loin et prévoyaient un horaire butoir sous peine de nullité de la saisine. Faudra-t-il finalement recourir à un mécanisme aussi radical pour mettre fin à cette maltraitance institutionnalisée ?
Référence : AJU388089