Filmer la justice à l’ère des réseaux sociaux : pour le meilleur ou pour le pire ?

Publié le 28/09/2020

Dans une interview accordée au Parisien, le garde des sceaux Eric Dupond-Moretti a annoncé son intention que « la justice soit désormais totalement filmée et diffusée ». En 2005, le rapport Linden commandé par le garde des sceaux de l’époque, Dominique Perben, pointait déjà les nombreux dangers attachés au fait de filmer la justice. Des risques plus que jamais d’actualité avec les réseaux sociaux. 

Filmer la justice, toute la justice, est-ce la solution qui permettra aux citoyens de saisir enfin toute la difficulté de juger ? C’est en tout cas la conviction du garde des sceaux Eric Dupond-Moretti qui l’a confiée lors d’un échange avec les lecteurs du Parisien.

Voici l’intégralité de son propos sur ce sujet.

« On a un vrai sujet sur la perception de la justice par les citoyens et je vais vous dire pourquoi je suis attaché à la cour d’assises. Tous les jurés que j’ai rencontrés m’ont dit : mais qu’est ce que c’est difficile de juger. Quand on est au café du commerce entre l’anisette et le café on fait rouler des têtes, on est certain que « vas-y c’est pas assez », c’est trop, la justice-ci, la justice-ça. Mais quand on rentre au palais et qu’on prête serment on se rend compte à quel point c’est compliqué. D’ailleurs je suis pour que la justice soit désormais totalement filmée et diffusée. La publicité des débats est une garantie démocratique. On y réfléchit avec mes services. J’aimerais porter cela avant la fin du quinquennat ».

Evidemment, la première réaction d’une justice dénuée de moyens et en particulier très mal outillée sur le terrain technologique a été de s’écrier qu’il y avait sans doute d’autres priorités.

L’argument est majeur. Toutefois,  les professionnels de la justice savent d’expérience que ce n’est pas parce qu’on n’a pas les moyens qu’on ne fait pas de réformes, à charge ensuite pour eux le plus souvent de s’en débrouiller comme ils peuvent. 

L’idée de filmer les procès pour les diffuser au public est un serpent de mer qui ressurgit à intervalles réguliers dans le débat public. Rappelons que l’interdiction de photographier, filmer, enregistrer dans une salle d’audience remonte à la loi du 6 décembre 1954. Elle a été adoptée en réaction aux désordres occasionnés par les journalistes lors du procès Dominici.   Il s’agit donc de revenir sur une interdiction édictée pour protéger la sérénité des débats judiciaires.

Filmer la justice à l'ère des réseaux sociaux : pour le meilleur ou pour le pire ?
Photo : ©stockphoto mania/AdobeStock

Le travail le plus complet réalisé sur ce sujet est déjà ancien, mais ses conclusions demeurent d’actualité. Il s’agit d’un rapport commandé par Dominique Perben en 2004 et remis par la magistrate qui présidait la commission de réflexion, Elisabeth Linden, en février 2005. Il peut être téléchargé gratuitement ici.  Assez curieusement, ce-dernier concluait en faveur de la captation et de la diffusion des audiences, après avoir pourtant identifié le nombre important d’inconvénients qu’une telle pratique pouvait présenter.

Figer les victimes dans leur douleur et les accusés dans leur culpabilité

Ainsi relevait-il : « Les objectifs de la justice qui s’inscrivent dans le cadre d’une des fonctions régaliennes de l’Etat sont orientés vers une élaboration loyale de la décision dans un cadre procédural contraignant mais protecteur. Ceux des médias, tels qu’information, divertissement… sont divers et nécessairement inscrits dans un contexte marchand. Ces objectifs respectifs ont peu à voir ensemble, si ce n’est que justice et médias contribuent fortement à̀la démocratie et s’adressent aux mêmes citoyens ».

Parmi les risques identifiés, outre cette différence fondamentale d’objectifs, le rapport évoquait :

*la tentation de starification de certains acteurs du procès,

*l’émergence d’une justice spectacle,

*le risque, pointé par les psychiatres, de figer les victimes dans leur douleur et les accusés dans leur faute,

*l’atteinte au droit à l’oubli.

Plus profondément, la commission jugeait même que cela pouvait transformer la procédure, l’accusatoire se prêtant mieux au « spectacle » que nos règles et transformer peu à peu le juge en arbitre.

Transparence et compréhension

Malgré tous ces dangers, la commission concluait à la possible captation des débats pour deux raisons qui déjà paraissaient devoir écraser toute objection : la transparence et un espoir de meilleure compréhension de la justice. Elle fixait toutefois un cadre très strict :

*autorisation préalable du juge après avis du parquet,

*pouvoir du président d’interdire par exemple la captation des dépositions des témoins, d’imposer leur anonymat,

*interdiction de diffusion avant le prononcé de la décision,

*obligation de soumettre toute rediffusion ou toute autre exploitation à l’autorisation du président du tribunal de grande instance de Paris….

Ce qui a changé depuis le rapport Linden, c’est l’apparition des réseaux sociaux qui semble avoir démultiplié les dangers parfaitement identifié il y a 15 ans.

Eric Dupond-Moretti en sait quelque chose puisqu’il l’a vécu notamment dans l’affaire Tron, lorsque le président de la Cour d’assises Régis de Jorna s’est fait agresser en direct sur les réseaux sociaux par des personnes présentes dans la salle qui n’appréciaient pas les questions qu’il posait aux plaignantes, sur fond de #balancetonporc.

Campagnes de dénigrement, menaces et autocensure

Imagine-t-on ce qu’il pourrait advenir demain si les audiences étaient filmées et diffusées en direct ?  En dehors de ce scénario extrême,  comment ne pas craindre dans le cadre de diffusion en différé le lancement de campagnes de dénigrement, voire de menaces, sur les réseaux contre une victime, un accusé, un avocat et pourquoi pas un juge dont le comportement aura déplu à quelque minorité énervée ou comité de défense d’une des parties ?

Que restera-t-il  de la liberté de parole dans un prétoire quand avocats et magistrats commenceront à s’autocensurer parce qu’on y aura fait  – elle y est déjà un peu – la crainte de tenir un propos susceptible de déclencher un scandale qui mine déjà le débat public ? Eric Dupond-Moretti l’a vécu dans l’affaire Merah lorsqu’une partie de l’opinion relayée notamment par un influent journaliste radio  lui a reproché d’avoir proféré cette évidence : Madame Merah aussi est une mère et pas une vache qui a vélé. Déjà certains avocats confient qu’ils ne plaident pas de la même façon lorsque des journalistes sont présents dans la salle, parce qu’ils savent qu’un argument peut leur valoir une campagne de dénigrement.

Certes, l’exemple de ces jurés cité par le garde des sceaux incline à penser qu’en effet, il faut voir la justice faire son travail pour en mesurer toute la complexité. Mais entre des hommes et des femmes encadrés par le système judiciaire, responsabilisés en tant que citoyens et acteurs du procès, conscients de devoir prendre une décision grave, et l’internaute ou le téléspectateur derrière leur écran, il y a hélas un monde. 

Lors de sa prise de fonctions, le garde des sceaux a annoncé qu’il entendait travailler sur les rapports entre justice et médias, car, disait-il alors, « La justice ne se rend pas dans la rue, ni sur les réseaux sociaux, ni dans les médias et l’honneur des hommes pas plus aujourd’hui qu’hier ne mérite d’être jeté aux chiens ».  On peut imaginer que montrer la justice pourrait soigner cette terrible pathologie qui affecte la justice  dans certains dossiers médiatisés – pas tous heureusement -.  Mais on peut aussi raisonnablement craindre le contraire….

 

Pour aller plus loin :

*Faut-il téléviser les procès ? par le professeur Emmanuel Derieux.

* Sur la question spécifique des procès filmés pour l’histoire, également par le professeur Emmanuel Derieux.

*Et concernant le sujet plus général de l’écran dans les salles d’audience et la question connexe de la visioconférence voir cette tribune de Michèle Bauer.

*Olivia Dufour – « Justice et médias, la tentation du populisme » – LGDJ 2019. 

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