La Cour des comptes épingle les insuffisances du Plan de transformation numérique de la justice
Depuis quelques semaines, les témoignages des magistrats sur leurs difficultés au quotidien se multiplient. L’état de l’équipement informatique et des logiciels métier n’est pas étranger à leur épuisement. Dans un rapport qui vient d’être publié, la Cour des comptes pointe les failles incroyables du Plan de transformation numérique (PTN) à 530 millions d’euros de la justice.
Saisie à la demande de la commission des finances du Sénat, la Cour des comptes vient de rendre sont rapport (en version intégrale à la fin de cet article) sur le Plan de transformation numérique (PTN) du ministère de la justice. C’est une succession sidérante de difficultés, retards et failles diverses et variées. Ces travaux ont le mérite de confirmer le ressenti des professionnels sur le terrain tel qu’il s’est exprimé récemment dans nos colonnes. Le 3 janvier, Cyril Jeanningros, magistrat à Créteil, dénonce l’état de l’équipement informatique : « On parle de la dématérialisation de la justice, mais la réalité est qu’on travaille sur Word perfect, un logiciel créé en 1996 ! ». Quinze jours plus tard, une magistrate de l’USMraconte, sous couvert d’anonymat, les multiples difficultés qu’elle rencontre avec les logiciels métier de la justice. On découvre par exemple en la lisant que, dans le cadre de la toute nouvelle procédure pénale numérique en cours de déploiement, si le jugement a été signé numériquement, il ne peut plus faire l’objet d’une mention d’appel. Les logiciels ont donc été conçus sans consulter les professionnels appelés à les utiliser.
L’accès en ligne du justiciable, une fausse priorité ?
C’est confirmé dans le rapport qui déplore l’insuffisante consultation des auxiliaires de justice, à commencer par les avocats.
« Le plan de transformation numérique prévoyait au départ une coordination renforcée avec les auxiliaires de justice (avocats, huissiers, notaires). En effet, la place des avocats dans l’exercice de la justice est essentielle et la modernisation de leurs propres outils informatiques constitue également un enjeu. Il est donc indispensable de les associer étroitement à la définition et la réalisation des projets ».
Ce n’est pas la seule erreur de méthode. Les auteurs notent ainsi la mauvaise conception de Portalis, le système de dématérialisation de la procédure en matière civile :
« La priorité donnée à l’accès facilité en ligne du justiciable, plutôt qu’au socle applicatif, a conduit, pour Portalis, à construire l’outil en partant du guichet. Plus largement, la mise en œuvre des démarches en ligne du ministère part du présupposé que le citoyen envisage ses échanges avec la justice comme avec n’importe quel autre service public. Ce présupposé mérite d’être nuancé. En effet, en règle générale, le citoyen se retrouve rarement, ou en tout cas peu de fois dans sa vie, en lien avec la justice. La comparaison avec l’utilisation, plus courante pour l’usager, d’outils en ligne tels ceux des impôts ou de l’assurance maladie s’est donc révélée, dès le départ, peu pertinente.
Par ailleurs, l’intermédiation de la justice, déjà très importante, tend à se renforcer avec les dernières réformes qui élargissent le recours obligatoire à un avocat en matière civile. Même dans les procédures sans représentation obligatoire, les citoyens font souvent le choix, grâce notamment à l’aide juridictionnelle, d’être accompagnés. Dès lors, les outils de saisine directe ou de suivi en ligne par les justiciables de leurs dossiers semblent manquer leur cible ou du moins concerner un nombre très restreint d’affaires.
Dans les juridictions administratives, où la possibilité de saisine en ligne est ouverte depuis 2018, le recours à la voie dématérialisée ne dépasse pas 10 % du volume total de recours concernés. De la même manière, la faible utilisation depuis son ouverture du Portail du Justiciable (26 000 inscriptions depuis deux ans quand la justice civile a traité 1,7 million d’affaires nouvelles pour la seule année 2019) ou encore les chiffres de consultation du site justice.fr (site classé 162 309ème quand justice.gouv.fr est 95 000ème et service.public.fr est 3 209ème) auraient pu conduire le ministère à adapter ses priorités ».
Deux cent millions disparus
Sans surprise, on découvre que la France est en retard par rapport à ses partenaires européens. En termes d’adaptation de ses procédures au numérique, elle occupe la 21e place sur 27 Etats membres. De fait, alors que le PTN (Plan de transformation numérique lancé en 2017) aurait dû être l’occasion de simplifier les procédures, il s’est cantonné à tenter de rattraper ce retard, déplore la Cour des comptes. « Par ailleurs, ce plan, conçu davantage comme un portefeuille de projets, manque d’une stratégie globale. Il doit donc être complété par un schéma directeur des systèmes d’information, qui fait toujours défaut à l’heure actuelle. Par ailleurs, malgré des efforts récents, les besoins en matière de sécurité des systèmes d’information n’ont pas encore conduit à un renforcement suffisant des équipes en charge de ce domaine ».
Elle relève également que sur les 530 M€ supplémentaires annoncés en avril 2018 , pour nourrir ce plan, il en manque….200. « Compte tenu de ce qui précède, les crédits supplémentaires réellement accordés au ministère de la justice pour la réalisation du plan de transformation numérique peuvent donc être estimés à 330 M€. En effet, 60 M€ de crédits nouveaux annoncés dans le cadre du plan n’ont pas été inscrits budgétairement et 140 M€ ont été prélevés sur le tendanciel chiffré par le ministère ».
Des projets trop lents et trop chers
S’agissant de la mise en oeuvre concrète de ces chantiers, le constat est sévère : trop long, trop cher. Cassiopée est le projet pénal, déjà déployé mais jugé insatisfaisant. Portalis le projet de dématérialisation de la chaine civile, pas encore opérationnel.
« Portalis et Cassiopée présentent des durées de réalisation anormalement longues selon les standards habituels. Le premier affiche une durée de dix ans, tandis que le second devrait être achevé au bout de plus de sept ans si l’on en croit les durées prévisionnelles actualisées mentionnées dans le projet annuel de performance 2020 du programme 310. Harmonie présente également une durée élevée (81 mois, soit un peu moins de sept ans), mais ce projet a fait l’objet de livraisons continues, avec apport de nouvelles fonctionnalités porteuses de valeur importante pour les agents et les gestionnaires (pré-liquidation, DIADEM, Portail agents, etc.), qui auraient pu être considérées comme des projets indépendants les uns des autres. Ces durées de réalisation excessives font courir un risque important d’évolution de l’environnement social, juridique et politique durant le temps du développement et de ce fait d’obsolescence technique ou fonctionnelle pour les logiciels développés, dès leur mise en production. De manière générale, la réalisation des projets numériques ne devrait pas dépasser une durée de trois ans, qui est généralement la règle dans le secteur privé, et qui était la durée fixée de retour sur investissement pour les projets financés par le FTAP à sa création ».
Question dépassement des coûts, Portalis réalise une belle performance :
« Le coût prévisionnel du projet, estimé à 28,5 M€ en 2013, a été porté à 45 M€ en 2015 pour s’établir à 77,5 M€ en 2020. Cette évolution s’explique à la fois par des modifications importantes de trajectoire mais également par un dérapage des coûts. À la fin du mois de juin 2021, les dépenses réalisées (hors personnel) s’élevaient à 58,45 M€ et la prévision de coût total du projet, incluant les travaux de sécurisation du projet, était estimé entre 76,25 M€ et 87,25 M€ ».
A tout ceci s’ajoutent des problèmes de protection des données, de sécurité et d’externalisation excessive. Sur ce dernier point, le PTN est piloté par le SNUM (service numérique), rattaché au secrétariat général. Celui-ci comporte 400 agents (ETP), mais il fait appel à 455 ETP externes !
Parmi les recommandations de la Cour des comptes, au terme de ces investigations :
*Différer le chantier des saisines numériques jusqu’à l’achèvement de la refonte des applications civiles (recommandation de niveau stratégique).
*Associer les acteurs finaux aux différentes instances de pilotage,
*Organiser un suivi de projet.
*Evaluer a posteriori les projets.
Référence : AJU270149