Lettre ouverte au nouveau Premier président de la Cour de cassation

Publié le 03/05/2022

On connaitra ce mercredi le nom du magistrat choisi par le Conseil supérieur de la magistrature pour occuper le  poste de Premier Président de la Cour de cassation. Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des sceaux sous la présidence de François Hollande, adresse à celui ou celle qui sera nommé une Lettre ouverte. 

Lettre ouverte au nouveau Premier président de la Cour de cassation
Jean-Jacques Urvoas

 

 

Madame ou Monsieur le Premier président,

 

Le 4 mai prochain, vous serez élu par le Conseil supérieur de la magistrature. Cela faisait un moment que l’issue d’une telle procédure aussi feutrée que codée n’avait pas été aussi indécise.

Aussi avec la discrétion qui sied aux intronisations dans la haute hiérarchie judiciaire, depuis quelques semaines les conversations sont nombreuses et passionnées. Par beaucoup de vos pairs, votre parcours est détaillé. La liste de vos soutiens déclarés ou supposés est disséquée. Et l’inclinaison déterminante du syndicat majoritaire est savamment décryptée.

Chacun sait l’importance de la fonction que vous occupez dorénavant. Premier magistrat du siège, vous présidez aussi de droit le conseil d’administration de l’Ecole nationale de la Magistrature, la formation plénière du CSM et celle qui, en son sein, propose les nominations des 164 présidents de tribunaux et 36 chefs de cours. A tous ces titres, vous êtes un interlocuteur capital des pouvoirs publics et l’une des incarnations légitimes de l’autorité judiciaire.

Or, vous le mesurez chaque jour, à l’issue de ce quinquennat, le service public de la Justice, essentiel à la régulation sociale, au maintien de la paix publique et au fonctionnement des institutions démocratiques, traverse une crise profonde, non seulement dans la recherche du sens de son action, mais aussi de son organisation.

Partant, vos convictions et le sens du propos que vous tiendrez lors de votre installation solennelle quand vous revêtirez votre robe rouge aux simarres et revers de manches en soierie noire, traditionnel symbole de la permanence de l’institution judiciaire à garantir la prééminence du droit comme pilier de la liberté, pèseront dans le débat public. En lançant les Etats généraux de la Justice en octobre dernier, le Président de la République a en effet annoncé de futurs chantiers.

Vous serez attendu par exemple sur la légitimité du juge. Longtemps, vos prédécesseurs comme Pierre Drai estimaient que cette dernière ne reposait que sur la « crédibilité » de l’exercice de leur fonction. D’autres, tel Vincent Lamanda, s’appuyaient sur la puissance normative des juges dans leur office de cour suprême s’attachant à protéger la liberté individuelle contre les interférences de la puissance publique. D’autres enfin, à l’image de Bertrand Louvel invoquaient une légitimité fondée sur « le primat de la Constitution ».

Quelle est pour vous la mission de la Justice ? Pensez-vous qu’elle est « un pouvoir de la société » ou que sa raison d’être réside dans l’exercice d’une fonction étatique ? L’ambiguïté persiste en effet sur la place de l’institution que vous servez. Le législateur en a fait une question non résolue préférant bouleverser régulièrement son organisation et son fonctionnement. Dès lors, ballottée entre les fonctions d’une administration régulatrice de haut niveau aux garanties fortes et les responsabilités d’un pouvoir indépendant qui pour l’essentiel s’autogère, l’autorité judiciaire s’épuise à la recherche de sens.

La justice est pourtant au cœur de l’État, dans le service public et non « à côté », voire « au-dessus ». Elle œuvre pour l’intérêt général en étant essentielle au bien vivre ensemble. Elle est le recours ultime, le point d’aboutissement de tous les autres services publics lorsque ceux-ci n’ont pu accomplir leur mission, résoudre les conflits ou protéger les citoyens.

Votre conception de la coopération avec les juges européens sera aussi scrutée. La campagne présidentielle a été émaillée de remises en cause d’un « droit supra-législatif ineffable et arborescent élaboré sans garde-fou » qui serait le fait d’un « pouvoir juridictionnel polycéphale composé de cinq cours suprêmes, dont trois nationales et deux européennes ». Outre le fait que ces critiques signent l’immaturité de leurs auteurs, on gage qu’elles sont de nature à plonger les magistrats dans un doute sérieux sur le cadre de leur action.

Heureusement, l’histoire a déjà livré sa leçon. La jurisprudence européenne n’est pas un facteur d’affaiblissement de l’autorité de la chose jugée en droit interne, mais une source d’élargissement du pouvoir créateur de droit, en permettant au juge d’enrichir la loi nationale, pour y suppléer ou même pour la neutraliser dans certains cas.

Enfin, vous devrez répondre à la suspicion des citoyens. Une récente enquête d’opinion (OpinionWay en janvier 2022) soulignait que seuls 6 % des sondés avaient « très confiance » et 40 % « plutôt confiance » dans la justice, bien loin derrière la police (72 % de confiance) ou de l’armée (75 %).

Les clés sont connues : soupçon sur l’endogamie corporatiste du corps et scepticisme sur son indépendance. Les solutions sont tout autant documentées. D’abord, toujours se rappeler l’avertissement du professeur Berthold Goldman qui alertait sur ce moment où la loi du juge deviendrait supérieure au droit, où celui-ci déciderait que le droit lui appartient. Ensuite, l’indépendance n’est pas l’isolement et la justice ne vit pas pour elle-même. Il convient donc de favoriser les mobilités dans les autres corps de l’Etat, les collectivités locales ou les entreprises publiques. Parallèlement, il doit être possible de plaider pour une simplification de l’intégration dans la magistrature pour ceux qui aimeraient la rejoindre. Enfin, un juge ne doit pas être indépendant que du pouvoir politique, il lui faut aussi se préserver de ses propres dépendances. D’autres chaines ne sont pas moins redoutables : la quête de la notoriété médiatique, la sympathie syndicale ou encore l’attrait suscité par quelques signes d’honneur ou de prestige…

Madame ou Monsieur le Premier président de la Cour de cassation vous n’êtes pas le garde des Sceaux. Mais votre fonction ne vous dédie pas seulement à la régulation du service public de la justice par le contrôle de l’activité des juridictions inférieures. Avec d’autres, vous allez contribuer à l’évolution de l’institution judiciaire. L’exercice ne sera pas sans péril tant la justice est un domaine dans lequel l’actualité peut entraver et parfois obscurcir la réflexion. Vos premiers mots seront donc décisifs puisque l’on sait depuis Aristote, que le commencement est la moitié du tout.

 

Jean-Jacques Urvoas

Ancien garde des Sceaux, ministre de la Justice