Souffrance des personnels judiciaires : les syndicats accusent la Chancellerie de déni

Publié le 30/03/2022

Le ministère de la justice a rejeté le 22 mars la demande de nomination d’un expert présentée par les syndicats au CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) fin janvier pour évaluer les conditions de travail en juridiction, arguant d’une erreur de procédure. Faux, rétorquent les représentants des personnels judiciaires qui ont formé un recours gracieux.

Souffrance des personnels judiciaires : les syndicats accusent la Chancellerie de déni
Photo : ©P. Cluzeau

« Non seulement votre attitude est dilatoire mais elle confine au déni de la réalité », accusent les syndicats dans leur réponse du 25 mars 2022 au refus du ministère de la justice de désigner un expert pour examiner les conditions de travail dans les juridictions. Fin janvier, dans le cadre d’un CHSCT, les syndicats avaient voté en effet à l’unanimité une résolution demandant la désignation d’un expert pour constater les risques encourus par les personnels en raison de la dégradation des conditions de travail.

« J’ai d’abord cru à une plaisanterie »

Par lettre du 22 mars, soit quasiment à la fin du délai de deux mois, la secrétaire générale de la Chancellerie Catherine Pignon a rejeté la demande en invoquant le fait que cette résolution ne figurait pas à l’ordre du jour de la réunion.  « Quand notre représentante au CHSCT m’a appelé pour me dire qu’on rejetait notre demande pour ça, j’ai d’abord cru à une plaisanterie » confie Hervé Bonglet, secrétaire général de l’UNSA Services judiciaires. Et pour cause, cette requête s’inscrit dans le prolongement de la tribune des 3000 dénonçant la dégradation des conditions de travail publiée en novembre dans Le Monde et signée par plus de 6000 professionnels. Elle-même réagissait au suicide d’une jeune magistrate en août dernier. Depuis lors, l’institution judiciaire a eu à déplorer le décès brutal d’une greffière à son travail en octobre, le suicide d’une autre à Argentan le 23 décembre et la tentative de suicide d’un greffier à Mayotte le 4 mars. Dans un tel contexte, pointer une irrégularité formelle pour rejeter une demande adoptée à l’unanimité ne pouvait que déclencher l’incompréhension et la colère.

Le jour du vote, le ministère n’avait émis aucune observation sur la régularité de la résolution

Ce d’autant plus que juridiquement, l’argument de la non-inscription à l’ordre du jour ne tient pas, selon les syndicats. « Les textes prévoient qu’une résolution peut être votée si elle est inscrite à l’ordre du jour, mais aussi dans une autre hypothèse : si elle est en lien avec l’ordre du jour, rappelle Anne-Sophie Wallach,  secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Or,  lorsque la résolution a été rédigée, nous avons motivé l’existence de ce lien dans le cadre du point « suivi des avis et engagements du CHSCT » en soulignant notamment trois résolutions jamais suivies d’effet : une demande d’expertise sur la charge de travail des magistrats en juin 2020, une demande de mise en place d’un plan santé à la même date,  et une étude sur l’amplitude de travail de magistrat votée en octobre 2018. Il me semble que le lien est assez évident avec la demande nouvelle de désignation d’un expert sur nos conditions de travail ». La réponse de la Chancellerie apparait donc décalée, elle aurait pu en revanche discuter du lien, ce qu’elle n’a pas fait. « Il faut souligner aussi que c’est l’administration qui préside la réunion du CHSCT et qu’elle n’a émis lors du vote aucune observation sur la régularité de la résolution au vu de sa non-inscription à l’ordre du jour » précise la magistrate.  Les syndicats ont déposé un recours gracieux auprès du ministre vendredi soir, en demandant une réponse sous huitaine.

La situation est d’autant plus tendue que le dialogue social est rompu. C’est ce qui avait déjà motivé cette demande, puis ultérieurement la saisine de la commission européenne pour violation de la législation du travail, mais ça ne s’est pas amélioré depuis. « La veille de la réponse, nous avons interrogé la secrétaire générale sur celle-ci dans le cadre d’un comité technique ministériel, elle nous a simplement répondu que nous allions la recevoir sans nous dire qu’elle était déjà rédigée ni dans quel sens » précise Anne-Sophie Wallach.

L’autre élément qui choque les syndicats, c’est la volonté de cantonner le problème de la souffrance au travail à la juridiction au sein de laquelle exerçait la jeune magistrate qui a mis fin à ses jours en août 2021. Comme si tout le problème se concentrait exclusivement au sein du ressort de la cour d’appel de Douai. « On ne peut pas soutenir que ce sont des épiphénomènes, beaucoup de collègues se sont reconnus dans la tribune, la secrétaire générale du ministère nie l’ampleur du problème » explique la secrétaire nationale du SM. Et en effet, depuis le fameux appel des 3000 publié le 23 novembre, les témoignages de magistrats avouant leur souffrance au travail se sont multipliés (Actu-Juridique en a publié plusieurs en collaboration avec l’Union syndicale des magistrats, on peut les lire ici).

Les greffiers aussi n’en peuvent plus

 L’état des lieux est le même du côté des greffiers. « On constate un taux d’absentéisme de près de 9% au niveau des services judiciaires contre 5% sur l’ensemble du ministère de la Justice, c’est bien qu’il y a un problème confie Ferréol Billy secrétaire national du syndicat national CGT des Chancelleries et services judiciaires. Entre 2015 et 2019, on a vu une augmentation de plus de 400% des demandes de détachement de greffiers, qui partent notamment en préfecture où ils sont mieux payés, et surtout où ils travaillent dans de meilleures conditions ». Du côté du ministère on souligne qu’avec 9000 magistrats, les effectifs sont désormais au complet. En théorie en effet il n’y a plus de vacances de postes, mais cela ne signifie pas que l’estimation du nombre de magistrats nécessaires pour absorber la charge de travail soit correcte, les comparaisons internationales affirment même le contraire.  Les greffes quant à eux n’ont même pas la chance d’être à effectifs (sous-évalués) complets. « On n’a pas recruté pendant 20 ans, alors on en paie le prix aujourd’hui, analyse Hervé Bonglet. En pratique, on compte 21 000 personnels de greffe dont 2000 directeurs, 10 000 greffiers et 9 000 adjoints. « Le taux de vacance de postes tel que calculé par la Chancellerie s’élève à 7% soit un manque de 1500 agents, étant précisé que cet effectif théorique est en-dessous de la moyenne européenne. En France on compte en effet 34 personnels de greffe pour 100 000 habitants, quand la moyenne européenne des pays comparables est de 61 !».

C’est ce problème de moyens, dénoncé depuis des décennies et toujours pas résolu, malgré les efforts accomplis notamment par l’actuel gouvernement, qui a mené à cette situation. Dans leur lettre, les syndicats dressent la longue liste des risques auxquels sont confrontés magistrats et personnels de greffe au quotidien : excès de charge de travail, « violence » du fonctionnement de l’institution, manque de moyens, déshumanisation notamment avec le développement de la video-audience, accumulation des réformes créant un environnement instable. Résultat, les indicateurs se dégradent   : hausse de 22% des arrêts maladie entre 2012 et 2019, augmentation du nombre de jours d’arrêt par agent (43 en 2019 contre 31 en 2011), augmentation des démissions…

Les syndicats réclament en conséquence le retrait de la décision de refus ou, à défaut,  la convocation  sous huitaine d’une réunion extraordinaire avec pour ordre du jour la désignation de l’expert réclamé.

Une demande qui risque fort d’être enfermée dans un placard, au moins le temps de l’élection présidentielle.

 

Nous publions ci-dessous la lettre des syndicats du 25 mars.

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