Dominique Laurens : « Dans la guerre contre la drogue, l’Etat s’est tiré plusieurs balles dans le pied »
Elle fut la première femme nommée à la tête du parquet de Marseille et, à ce titre, confrontée dès 2020 à l’expansion du trafic de stupéfiants et aux « narchomicides », néologisme qu’elle a imposé, engendrés par la guerre de territoires. Elle y dirigeait une équipe de 56 magistrats et a mesuré la difficulté d’exercer face à la sauvagerie des narcos. Dominique Laurens, procureure générale près la cour d’appel de Reims (première femme, là encore) depuis 19 mois dans la ville où elle est née, reste préoccupée par l’ampleur d’un marché tentaculaire qui génère 3,5 à 6 milliards de chiffre d’affaires (notre article du 22 mai 2024 ici). Elle nous explique quand et pourquoi tout a changé, comment les caïds ont développé la doctrine du taylorisme, chargeant des nuées de jeunes tueurs « de rafaler les points de deal ». Elle regrette que l’exécutif ait désarmé des services d’enquête au profit du maintien de l’ordre dans la rue, plus visible.

Actu-Juridique : La commission d’enquête du Sénat a révélé en mai 2024 que la France pourrait perdre la guerre contre le narcotrafic. Son rapport évoque « un point de bascule » entre les années 2010 et 2020. L’avez-vous ressenti, à Marseille ?
Dominique Laurens : Je le situe au moment du confinement [ordonné en France le 17 mars 2020]. On remarque vite qu’il n’y a aucune rupture de la chaîne d’approvisionnement, les trafiquants se réorganisent parfaitement. Là où l’on constatait un émiettement, ils se regroupent, se structurent, se concentrent sur la distribution. Cela s’accompagne d’affrontements durs : il faut capturer les parts de marché. Ils sont dans une logique commerciale, en utilisent ses codes, dont ceux des réseaux sociaux. Ils ont compris, probablement même avant nous, comment cela fonctionne. Ils créent “un Amazon de la drogue”. On l’a vécu de plein fouet à Marseille, précurseur de tout ce qu’il se passe sur le territoire national.
AJ : C’est effectivement ce qu’il va se produire ?
D.L : Oui. Les affrontements armés, la liquidation de concurrents, de leurs points de vente, ont essaimé partout. Les Marseillais se sont répandus, d’abord sur l’arc méditerranéen ; ils y ont éprouvé leurs méthodes. Et, dès 2023, celles-ci sont adoptées sur l’ensemble du territoire parce qu’il y a des enjeux financiers considérables. Parallèlement, on a des jeunes désœuvrés, prêts à tout pour entrer dans ces réseaux, qui deviennent des tueurs. Il n’y a qu’à voir la fusillade à Rennes le 17 avril : ceux qui sont suspectés d’avoir rafalé les habitations [au quartier Villejean, sur fond de trafic et guerre de territoires] sont presque des gamins. Ce sont les méthodes des Marseillais.
AJ : Avant 2020, il y avait tout de même des meurtres ?
D.L. : Ce n’était pas pareil. À l’époque, on liquidait le gros concurrent à la tête d’un réseau très structuré. À Marseille, on savait qui était susceptible d’être visé et sur quel secteur. Puis, tout a changé : maintenant, ils ne s’ennuient plus à monter des opérations de long terme, autant rafaler les points de vente. Ils chargent un adolescent de flinguer, et advienne que pourra ! C’est la raison pour laquelle on a tant de victimes collatérales, une maman, une adolescente de 15 ans, un petit bonhomme comme à Nîmes, peu importe ! L’essentiel est d’impressionner et de faire en sorte que les acheteurs ne s’y ravitaillent plus. Ils sont réorientés vers des endroits présentés comme plus sûrs ou se tournent vers les livraisons “Uber shit”, “Uber coke”, qui fonctionnent jour et nuit grâce à une main-d’œuvre pas chère, sans charges à payer. Les trafiquants s’adaptent mieux et bien plus rapidement que la police ou la gendarmerie.
AJ : Avec, aussi, le développement d’un système corruptif…
D.L. : Oui, et cela nous inquiète beaucoup. La corruption se répand au sein de la Pénitentiaire parmi les surveillants, mais aussi au sein même de notre institution avec des greffiers mis en cause [une fonctionnaire du tribunal de Marseille a été écrouée le 4 avril à Marseille].
AJ : Ce 4 avril, deux policiers de l’Office antistupéfiants de Marseille ont aussi été mis en examen pour trafic et blanchiment.
D.L. : Oui, et j’avoue que cela m’a stupéfiée car c’est un très beau service. Mais il y a de telles sommes d’argent en jeu…
AJ : A-t-on une idée des montants proposés par les corrupteurs ?
D.L. : Cela reste globalement assez bas de gamme. Les gardiens de prison, par exemple, sont dans des situations financières compliquées. Ils ne sont pas très bien payés, font souvent du célibat géographique qui les oblige à louer un deuxième logement, le métier est difficile avec une forte pression pesant sur eux dans leur quotidien, et tant d’argent en face…
AJ : Quand apparaissent les petites mains qui tuent pour 1 000 euros ?
D.L. : En 2021 et 2022. Les trafiquants de drogue ont appliqué la doctrine du taylorisme. Plutôt que de saisir des missions les tueurs répertoriés qui demandaient beaucoup d’argent car ils se chargeaient de tout – filature, surveillance, recrutement de seconds, sécurité de l’environnement –, ils se sont dits “allons plus vite à bas prix”. Aujourd’hui, le tueur n’a plus besoin de trouver une voiture, des armes, le lieu d’exécution : tout lui est fourni. Il est appelé à 20 heures, on lui dit : “Tu trouveras le chauffeur et l’arme à telle adresse ; tu tires sur les individus à tel endroit, ils y sont.” Le gars s’y rend, rapporte les clichés ou la vidéo prouvant que le boulot a été exécuté, terminé ! C’est cloisonné, ils ne se connaissent pas, le véhicule est cramé, le gamin doit juste, si j’ose dire, être disponible 24 heures sur 24 pour d’un coup bouger, tuer, rentrer. Cette stratégie de cloisonnement permet aux donneurs d’ordre d’être très difficilement identifiables et leur assure que le job sera fait en une heure.
AJ : Estimez-vous, comme certains, que l’on a 20 ans de retard en matière de lutte contre la criminalité organisée et les narcotrafiquants ?
D.L. : Je ne dirai pas cela. Mais notre pays s’est tiré plusieurs balles dans le pied quand, dans l’organisation des services de police, il a été décidé de tout miser sur l’ordre public, c’est-à-dire sur la présence de forces de police et de gendarmerie dans “la rue”, sur le terrain. On a désarmé des services d’enquête.
AJ : Vous pensez à la réforme de la police judiciaire (nos articles des 11 octobre 2022 ici, 30 novembre 2022 ici et 16 janvier 2025 ici) ? Vous aviez tous, magistrats, avocats, policiers, manifesté votre inquiétude.
D.L. : On a complètement sabordé l’investigation, de manière lourde. On a mis du bleu dans la rue et les stocks d’enquête sont malheureusement là pour démontrer que ceux qui traitent les plaintes, et qui font tout ce qu’ils peuvent, ne sont plus assez nombreux. Autre problème, le recrutement par à-coups : on a engagé des policiers insuffisamment formés, pour les placer dans les situations les plus compliquées, sur les territoires les plus atteints. Faute d’effectifs de fonctionnaires dans certaines administrations, on fait désormais appel à des contractuels qui n’ont pas de carrière à préserver. Dernière balle dans le pied : avoir principalement misé sur les amendes forfaitaires délictuelles pour lutter contre la consommation de stupéfiants, démontrer ainsi qu’on lutte contre le trafic de drogue. Mais nous sommes à présent confrontés à un vrai problème de santé publique : on ne sait pas quoi faire des gens addicts au cannabis, à la coke, au crack et bientôt, j’en ai peur, au fentanyl.
AJ : Que pensez-vous du débat autour de la légalisation du cannabis ?
D.L. : C’est le type même de la fausse bonne idée. Le trafiquant se mettra à vendre de nouveaux produits comme le fentanyl ou des produits encore plus dosés, donc procurant un effet plus immédiat, plus fort, et toujours plus dangereux pour la santé physique et psychique.
AJ : Et la justice, dans tout cela, comment s’y retrouve-t-elle ?
D.L : Les Français ont le sentiment que l’on ne fait rien parce que la plainte de M. Dupont qui a été frappé par son voisin dort dans un service, parfois quatre à cinq ans, jusqu’à ce qu’on efface les stocks, seul moyen de rendre un peu d’espoir aux policiers. Judiciairement, en matière de stupéfiants, il nous est demandé de condamner rapidement, fermement. Nous sommes conscients des enjeux et c’est le sens de nos réquisitions des parquets. Les magistrats jugent sévèrement ces agissements, d’autant plus après le travail phénoménal des juges d’instruction. Moyennant quoi, le quantum des peines de prison a fortement augmenté, aboutissant à l’encombrement des établissements pénitentiaires.
AJ : Vous avez été sollicitée par les parlementaires dans le cadre de leurs travaux sur la lutte contre le trafic de drogue et la grande criminalité. Le 10 avril, ils se sont notamment prononcés pour la création d’un Parquet national anticriminalité organisée, le Pnaco (1). Qu’en pensez-vous ?
D.L. : Si le Pnaco obtient des résultats que la Junalco [Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée] n’arrivait pas encore à produire – redonner du sens à toutes ces informations qui se croisent entre Marseille, Lille, Rennes, etc., à toutes ces affaires susceptibles d’être liées –, alors cela aura des effets positifs. Typiquement, dans l’affaire Mohamed Amra (2), le Pnaco aurait pu faire travailler, ensemble, les Juridictions interrégionales de Lille et Marseille. En France, il n’existe pas 112 têtes de pont de la criminalité organisée, donc le Pnaco se concentrera sur les principales et centralisera les investigations, à condition que celles-ci soient menées par une police judiciaire aux effectifs renforcés. Sinon, c’est mort.
AJ : Lundi, 25 suspects ont été arrêtés dans le cadre des attaques contre le personnel et les établissements pénitentiaires. Quelle est votre analyse ?
D.L : Je ne dispose pas d’éléments sur l’enquête en cours. Mais, pour avoir vu les vidéos diffusées sur Telegram, j’ai retrouvé les mêmes images que celles qu’adressent les narcos aux familles pour les intimider ou annoncer un meurtre. C’est leur marque de fabrique, les caractéristiques des narcos, y compris en termes de publicité et de visibilité données à leurs actions qui se propagent sur les réseaux cryptés avant que la police soit informée. Leur but : obtenir un effet de sidération, terroriser. Et déstabiliser l’Etat.
(1) En commission mixte, les députés et sénateurs ont trouvé un accord sur la version finale de la proposition de loi qui sera normalement adoptée par les deux chambres au cours de ces prochains jours.
(2) Le criminel Mohamed Amra s’est évadé le 14 mai 2024 à hauteur du péage d’Incarville (Eure). Les gardiens pénitentiaires Fabrice Moello et Arnaud Garcia ont été tués.Amra a été arrêté le 22 février 2025 en Roumanie.
Référence : AJU498603
