Tribunal de Meaux : « Qui a sauté à pieds joints sur la tête du jeune homme ? »

Publié le 28/09/2021

A l’issue d’une longue instruction qui n’a pas établi les responsabilités de chacun, trois prévenus sans antécédents de violence comparaissaient le 23 septembre devant le tribunal de Meaux (Seine-et-Marne). En 2017, ils s’étaient déchaînés contre un piéton. À 25 ans, Thomas* présente des séquelles irréversibles.

Tribunal de Meaux : « Qui a sauté à pieds joints sur la tête du jeune homme ? »
Intérieur du TJ de Meaux ©I. Horlans

 Thomas, un beau jeune homme longiligne, préfère fixer la moquette verte de la salle d’audience car certaines choses ne sont vraies que lorsqu’on les a vues. Or, des horribles souvenirs de la nuit du 26 février 2017, que les trois hommes à sa gauche incarnent et réveillent, il ne veut pas. Le souffle court, la victime redoute un malaise quand viendra son tour de témoigner. Son avocate le rassure : « Si ça ne va pas, vous demandez l’autorisation de quitter la salle. »

De l’autre côté du prétoire, les prévenus n’apparaissent guère plus solides. Vêtus des mêmes jeans et polos foncés sur une puissante musculature, ils se ressemblent. Consternés par la brutalité qu’ils ont manifestée, les trois amis se tiennent droit, mains jointes dans le dos tels des élèves au tableau. En 2017 à Chelles, « ils ont shooté dans la tête de Thomas comme si c’était un ballon », selon un témoin. Jugés en comparution immédiate, nul doute qu’ils auraient été incarcérés à l’issue du procès. Mais jeudi 23 septembre, quatre ans et demi après les faits de violence aggravée (en réunion et sous l’emprise de l’alcool), ils ont l’opportunité de prouver qu’ils n’ont jamais récidivé, d’exposer leurs remords et de présenter des excuses.

« Pour moi, vu la flaque de sang, il était mort »

 Le président Guillaume Servant résume l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel (ORTC) de Meaux. Dimanche 26 février 2017 à 1h30, Thomas et Olivier patientent face à un distributeur de billets. Deux jeunes filles les précèdent. Pierre, Paul, Éric*, respectivement âgés, à l’époque, de 20, 18 et 19 ans, leur demandent comment aller de Chelles à Montfermeil. Ils l’ignorent. Agacé, Paul frappe Thomas. Pierre lui « fait une balayette » qui le jette à terre. Éric s’en mêle, les coups redoublent sur la victime inerte. Olivier tente de l’aider, il est également rossé. Les cris des filles alertent les clients d’un bar. Ils neutralisent les assaillants, que la police n’a plus qu’à arrêter. Le SAMU secourt le garçon inanimé : « Pour moi, vu la flaque de sang, il était mort », dira la première des inconnues qui retirait l’argent à la banque. « L’arrivée des gens du café lui a sauvé la vie », estimera la seconde.

Hospitalisé, Thomas souffre de fractures de l’os frontal, du nez, de l’orbite et sa paroi interne, la lame papyracée. L’incapacité de travail de l’apprenti boucher est établie à deux mois. En fait, il ne reprendra jamais son poste à cause « des séquelles irréversibles », que détaille son conseil :  migraines, hypersensibilisation au chaud, au froid, syndrome d’hypervigilance (état d’alerte permanent), agoraphobie (crainte des lieux publics).

« J’ai été un moins que rien »

 Pour déterminer les responsabilités de chacun, une information judiciaire a été confiée à un juge d’instruction. Mais son ORTC ne révèle rien car les mis en examen n’ont été ni interrogés ni confrontés aux victimes. Soucieux de pallier les insuffisances, le président va mener un interrogatoire serré. D’abord, qui reconnaît les faits ? A la barre, Pierre dit avoir battu Olivier. Éric admet des coups contre Thomas. Paul avoue qu’il a cogné les deux.

Paraphrasant le philosophe Friedrich Nietzsche, le juge Servant rappelle que « le diable est dans les détails (1). Qui a sauté à pieds joints sur la tête du jeune homme ? »

« – Je suis désolé, je ne me souviens pas, répond Paul. J’ai été blessé, je ne garde que des flashes. Mais c’est moi qui ai frappé en premier. J’ai été un moins que rien.

– Je crois avoir calmé le jeu, dit Pierre. Pour la balayette, je ne sais plus…

– Vous savez qu’en droit, ce sont des violences qui ont facilité la suite ?

– Oui. C’est idiot… Je suis navré.

– Et vous, Monsieur G. ?

– J’ai porté des coups au sol et avec ma corpulence, ça doit être plus fort… Pardonnez-moi, je m’exprime mal, je suis stressé. Quand j’y repense, je me fais peur. Mais je n’ai pas sauté sur sa tête », indique Éric.

On est enclin à le croire car il mesure 1m89, pèse 137 kilos, comme en 2017. Sous la pression du poids couplé à l’élan, Thomas n’aurait pas survécu. Le jeune homme prend la parole : « J’ignore qui des deux (Paul ou Éric, Ndlr) a écrasé ma tête. Je me rappelle juste la sensation… »

« J’étais jeune, bête, pour ne pas être vulgaire »

 Paul concède avoir été « le plus agressif ». Son séjour à l’hôpital, consécutif à l’intervention des consommateurs, serait à l’origine de sa perte partielle de mémoire. En tout cas, il se veut honnête : « – Je sais que je suis coupable car j’ai provoqué la bagarre. Je tiens à m’excuser sincèrement, même si ça ne sert à rien.

– Si, si, ça sert énormément. Une personne qui reconnaît sa culpabilité est en voie de réinsertion.

– J’étais jeune, bête, pour ne pas être vulgaire. J’en ai tiré une bonne leçon. Depuis, je suis dans le droit chemin.

– Que faites-vous ?

– Je suis couvreur.

– Vous êtes célibataire ?

– Non. Je me marie le mois prochain.

– Félicitations ! », lance le président à Paul. Il congratulera aussi Éric, qui épouse la semaine prochaine sa compagne enceinte.

La sagesse des trois amis n’est pas le seul paradoxe qui frappe l’auditoire.

Tous trois sont couvreurs, travaillent durement, vivent chez leurs parents, n’ont jamais consommé de stupéfiants et ne boivent plus depuis qu’ils se sont alcoolisés en cette nuit du 25 au 26 février 2017. A leurs yeux, l’abus de bière, de whisky, a libéré une férocité dont ils s’ignoraient capables. Ils ne se défaussent pas : ils expliquent juste avoir tiré l’enseignement de leur état d’ivresse passé.

« Ce qui importe, ce sont les regrets »

 Me Amandine Gintrand représente Thomas : « Il appréhendait d’être ici, mais voulait comprendre pourquoi il a été la cible d’une telle sauvagerie. Il n’est guère avancé. » Pas sûr. Il a pleuré quand elle évoquait sa situation et le voici apaisé. Il parvient même à dévisager les prévenus sans que l’on décèle, dans son regard, le moindre éclair de haine.

Le procureur Pierre-Yves Biet s’emporte contre « la lâcheté » du trio, qu’il assimile au quatuor d’Orange mécanique, le film ultra-violent que Stanley Kubrick adapta du roman d’Anthony Burgess. Pour « ce passage à tabac », il requiert la prison avec sursis probatoire jusqu’en 2023 : 18 mois contre Paul et un an pour Pierre, primo-délinquants, deux ans à l’encontre d’Éric qui a commis un vol à l’adolescence.

Me Matthieu Conquy, défenseur de Pierre, se réfère aux témoins : « Selon elles, il était en retrait, son rôle était assez flou. Vous n’avez pas d’élément indiquant qu’il a agressé de la partie civile. » Il a frappé Olivier, absent et non représenté : « Mon client a conscience de ses actes, je demande qu’il soit sanctionné en fonction de ses seules responsabilités. »

Me Jean-Christophe Ramadier, intervenant au côté de Paul, déplore que l’instruction n’ait pas « précisé qui a fait quoi. On devra s’en contenter… ». Tourné vers Thomas, il s’associe aux excuses, réfute la comparaison avec Orange mécanique, préfère concentrer sa réflexion sur un point essentiel : « Comment un jeune, non-violent, s’est-il retrouvé dans des violences de cette nature ? » Il souligne l’absence d’antécédents et de faits subséquents, qui justifierait un sursis simple plutôt qu’une période probatoire. Enfin, il sollicite la fixation ultérieure de l’indemnisation, jugée « extravagante ».

Me Jean-Laurent Panier, qui plaide pour Éric, se déclare « plus attaché aux propos à la barre qu’à ce qui fut affirmé durant quatre ans. Ce qui importe, ce sont les regrets, le recul ». Lui aussi s’étonne de la référence à Kubrick : « Ce ne sont pas des voyous assoiffés de sang qui voulaient en découdre ! Depuis les faits, mon client répète que c’est dramatique. Nous jugeons les hommes qu’ils sont devenus ! » Et surtout pas quelqu’un « qui a sauté sur la tête de Thomas car il serait mort ».

Finalement, le tribunal tient compte de leur conduite irréprochable depuis cet incompréhensible accès de rage. Pierre est condamné à 6 mois de sursis simple, Éric et Paul à 18 mois également assortis du sursis. Les dommages et intérêts, que les trois amis assurent vouloir régler, seront déterminés le 23 novembre.

 

(1) « Ainsi parlait Zarathoustra », 1885.

*Tous les prénoms ont été modifiés

Tribunal de Meaux : « Qui a sauté à pieds joints sur la tête du jeune homme ? »
Mes Jean-Christophe Ramadier (à gauche) et Matthieu Conquy pendant que le tribunal délibère. (Photo : I. Horlans)

 

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