« La visioconférence soulève des questionnements qu’on croyait révolus »

Publié le 14/12/2017

Laurence Dumoulin est politiste, chargée de recherche au CNRS. Elle co-signe, avec Christian Licoppe, professeur de sociologie à Telecom Paris Tech, le livre « Les audiences à distance. Genèse et institutionnalisation d’une innovation dans la justice », paru aux éditions LGDJ-Lextenso éditions. Ensemble, ils reviennent dans le détail sur la naissance d’un dispositif technique et ses impacts sur la façon d’appréhender les audiences. Avec la visioconférence, de nouveaux enjeux émergent.

Les Petites Affiches

Pouvez-vous rappeler dans quel contexte le système de la vidéoconférence est né ?

Laurence Dumoulin

Sa genèse intervient, pour ce qui est de l’utilisation dans les audiences françaises, à la fin des années 1990. À ce moment-là, le dispositif existe, mais est encore assez peu utilisé dans les différents secteurs de la vie publique. En ce qui concerne la justice, en Italie, il a déjà été testé dans des procès antimafia pour assurer la protection des témoins (1992). Il existe, il est dans l’air du temps, et est utilisé par différents systèmes judiciaires européens et nord-américains, mais en France, son usage se limite à des réunions administratives. L’idée de l’utiliser pour réaliser des audiences naît comme la réponse à un problème rencontré à Saint-Pierre-et-Miquelon. Un avocat soulève là-bas une irrégularité dans le cadre d’une affaire pénale, en se référant à l’article 6.1 de la Convention européenne des droits de l’Homme : c’était le même juge qui avait connu de l’affaire en première instance et en appel, ce qui est contraire au droit à un procès équitable. Le juge en question se récuse et reconnaît qu’il n’est pas dans « les clous ». La Chancellerie va donc devoir trouver une solution. Différentes solutions sont envisagées mais elles doivent répondre à deux conditions : maintenir les deux niveaux de juridiction à Saint-Pierre, ne pas créer plus de postes de magistrats sur place, faute de candidats. Il est donc décidé que pour chaque affaire où un problème similaire se pose, la cour d’appel de Paris, au titre de ses compétences dérogatoires, enverra un ou des magistrats siéger à Saint-Pierre-et-Miquelon. Ces derniers sont envoyés en renfort ponctuel, mais l’expérience montre que cela est compliqué. Ainsi, le système tel quel n’est pas viable. Le bureau de l’Outre-Mer du ministère de la Justice va devoir trouver une solution complémentaire. Il imagine alors la solution suivante : quand les magistrats de Saint-Pierre sont empêchés de siéger, on demande alors aux magistrats parisiens de siéger, mais de le faire par visioconférence depuis Paris. Au départ, il s’agit de « bricolage » d’une solution, taillée sur mesure pour Saint-Pierre-et-Miquelon. Promue par certains acteurs du ministère de la Justice, et de la juridiction saint-pierraise, cette solution est aussi soutenue par la cour d’appel de Paris, dans un alignement de tous les acteurs judiciaires. Il existe quelques réticences locales, notamment du côté de certains acteurs du ministère de la Justice, mais plus encore au niveau du Conseil d’État : pour rendre légale cette disposition, il faut l’inscrire dans le droit français. Une disposition par ordonnance est prise. Mais s’ensuit une passe d’armes autour de cette solution. Lors du passage du projet d’ordonnance devant le Conseil d’État, certains conseillers d’État soulèvent certains arguments comme le droit au juge naturel, la rupture d’égalité des armes et la question des droits de la défense. À leurs yeux, en utilisant la visioconférence, on déroge à des principes fondamentaux du droit. D’abord, ils refusent puis, les promoteurs de ce projet invoquent une solution pragmatique à un problème pratique, et cela achève de convaincre le Conseil d’État. Les soutiens ont voulu « rassurer » en expliquant qu’il ne s’agissait pas d’une modernisation ni d’une transformation de la justice. Finalement, la visioconférence est introduite dans le droit français pour Saint-Pierre-et-Miquelon en 1998, un décret d’application est adopté en 2001. Dans cette première phase d’adoption de la visioconférence dans la justice française, de la fin des années 1990 au début des années 2000, c’est la logique de l’exception qui prédomine.

 

LPA

De Saint-Pierre-et-Miquelon, la pratique va s’étendre à l’ensemble du territoire…

L.D.

En effet, si les praticiens qui ont participé aux audiences de Saint-Pierre ont d’abord adopté un profil bas, communiquant peu sur cette innovation, d’autres ont ensuite utilisé ce précédent comme une vitrine. De fait, il s’agit d’un précédent juridique, qui est mis en pratique et qui se passe plutôt bien. Des parlementaires viennent assister à des audiences entre Saint-Pierre et Paris, et constatent que cela marche ; ils en déduisent que cela peut être une solution pour les problèmes qu’ils rencontrent : par exemple, celui des audiences judiciaires pour les étrangers qui arrivent en situation irrégulière à Roissy. Il faut dire que pour faire des économies d’escortes entre Roissy et le tribunal de Bobigny, une salle d’audience avait été créée dans la zone internationale mais que les magistrats refusaient de l’utiliser en raison de sa localisation. La visioconférence entre Bobigny et Roissy représente alors une solution et plusieurs textes sont adoptés en ce sens. On est en 2003.

Commence vers 2004 et jusqu’en 2005-2006, une période d’expérimentation, lancée par le ministère de la Justice. Il incite à l’utilisation de la visioconférence dans une logique de test, pour peut-être la généraliser plus tard. La mission de modernisation rattachée à la Direction des services judiciaires soutient ainsi, y compris financièrement, les juridictions qui proposent des projets orientés vers la modernisation de la justice, avec ou sans technologie. C’est cette mission qui va lancer l’opération « Tribunal du Futur », qui consiste à mettre en scène toutes les technologies d’information et de communication qui peuvent être utilisées par la justice : les logiciels en réseau, les mails, la visioconférence… En ce qui concerne la visiophonie justement, est créé en 2004 l’article 706.71 du Code de procédure pénale, qui prévoit la visioconférence pour les auditions de témoins et experts en matière pénale. Cela va faciliter cette phase expérimentale, en soutenant l’argument que la visioconférence est un moyen de communication comme un autre, un accessoire supplémentaire, et qui ne pose juridiquement pas de problème. Certains magistrats vont s’emparer de la visioconférence et la tester dans leur juridiction, là où elle est particulièrement utile. C’est le cas en l’outre-mer, en raison de l’éloignement. Par exemple, la cour d’assises de Saint Denis de la Réunion expérimente les témoignages à distance, ce qui permet de diminuer les frais de justice.

Dans cette phase d’expérimentation, les praticiens ont dû régler un certain nombre de problèmes autour du dispositif, des moyens concrets et juridiques pour le faire fonctionner. C’est notamment le cas pour la personne qui faisait démarrer le système de visioconférence à Saint-Denis de la Réunion et qui n’était pas fonctionnaire. Quel cadre juridique utiliser ? Comment faire pour la rémunérer de façon transparente ? Il fallait trouver le bon montage juridique et humain pour que l’innovation fonctionne. Les économies potentielles étaient colossales, puisque la justice n’avait plus à payer les déplacements pour que les experts, témoins et surtout anciens officiers de police judiciaire repartis en métropole viennent en Outre-Mer témoigne. Les frais de justice et plus largement les considérations budgétaires, à partir de la loi d’orientation des lois de finances (LOLF), sont des éléments qui vont permettre de mettre la pression.

 

LPA

C’est finalement le volet financier qui va inciter la généralisation du recours à la visioconférence ?

L.D.

Oui, la question de l’économie de moyens est déterminante dans la généralisation de la visioconférence. D’ailleurs, cette troisième séquence commence à partir de 2005-2006 avec le rendu d’un rapport qui propose de faire des économies sur les escortes judiciaires en utilisant plus massivement la visioconférence. Ce rapport est préparé par une commission réunissant les inspections générales des ministères des Finances, de la Justice et de l’Intérieur, dans le cadre du programme de révision générale des politiques publiques. Il faut rappeler qu’à ce moment-là, le projet de faire passer ces escortes du ministère de l’Intérieur à celui de la Justice est sur la table, et que ce sont les personnels de l’administration pénitentiaire qui devront les assurer. Les acteurs de cette commission sont alors polarisés sur la « rationalisation » des escortes judiciaires (comment mieux faire fonctionner celles qu’on garde et en supprimer d’autres). Dans ce contexte, la visioconférence apparaît comme une solution d’action publique, « tout terrain ». Les enjeux, la qualité de la justice rendue… ce n’est pas le sujet. Le sujet c’est celui de la réduction des coûts des escortes judiciaires. À compter de ce rapport, les initiatives d’expérimentation de la visioconférence vont céder la place à une politique publique volontariste de développement de la visioconférence. L’équipement systématique des juridictions et établissements pénitentiaires est entreprise, 7 millions d’euros y seront consacrés entre 2003 et 2009. Cette politique s’accélère à partir de 2009, avec l’adoption d’une circulaire. Il est demandé aux cours d’appels de baisser le nombre d’escortes faites et de les remplacer par des visioconférences et ce, à hauteur de 5 % la première année. C’est une logique comptable, avec des dispositifs de sanction/bonification pour les cours d’appel (le coût est retiré des dotations ou des mises à disposition de personnels supplémentaires sont effectuées). Il y a donc une forme de contrainte qui est exercée, surtout en direction des juridictions qui génèrent beaucoup d’escortes (juges des libertés et de la détention, chambres de l’instruction, chambres de l’application des peines).

Sous Nicolas Sarkozy, la justice est sous tension, les magistrats se sentent maltraités. Dans ces conditions, le fait que la visioconférence soit intégrée dans une politique managériale et soit menée « à la baguette » par le secrétariat général du ministère de la Justice va être source de contestation. La mobilisation est repérable dans certains syndicats de magistrats et d’avocats qui montent au créneau contre ces usages. En réalité, cette volonté politique forte se « ramollit » sous François Hollande, où pour Christiane Taubira, garde des Sceaux, la visioconférence n’est plus une priorité. Par endroit, elle se délite même relativement, là où les volontaires sont partis. Aujourd’hui, après son entrée dans les textes et la pratique judiciaire, on peut dire que la visioconférence est institutionnalisée dans la justice. Ce n’est plus surprenant de l’utiliser ou même de proposer de le faire. Mais elle reste inégalement pratiquée en fonction des spécificités locales et de la personnalité des magistrats.

 

LPA

Quelles questions plus éthiques pose le recours à la visioconférence ? Quels reproches peut-on lui adresser ?

L.D.

La visioconférence est définie par la Cour de cassation comme une modalité de la comparution personnelle, ce qui signifie que comparution en présence et en visioconférence sont juridiquement équivalentes. Cela pose la question du statut d’autres explorations technologiques qui se retrouvent du fait un peu recomposées. Par exemple le téléphone, on sait que lorsque la visioconférence dysfonctionne, cela peut être tentant de finir l’audience au téléphone, ne serait-ce que pour des questions de délais par exemple. Si la visioconférence est juridiquement une modalité de la comparution personnelle, pourquoi la comparution par téléphone ne pourrait-elle pas en être une autre ? Par ailleurs, la visioconférence suscite diverses réactions. Les audiences par visioconférence, ce n’est pas la même chose qu’une comparution d’une audience de co-présence, quelle que soit la qualité des techniques et des personnels. Ceux qui sont réticents, le sont parce qu’ils craignent de ne pas avoir accès aux mêmes éléments de communication non verbale, aux mêmes indices comme ceux qui montrent que la personne n’est pas à l’aise, si elle transpire à grosses gouttes ou sent l’alcool à son arrivée à l’audience, s’il y a un échange de regard entre deux co-accusés ou des réactions spécifiques…

 

LPA

Dans quelle mesure la visioconférence soulève-t-elle des questionnements qu’on croyait révolus ?

L.D.

La visioconférence rompt l’unité de temps habituelle de la scène judiciaire, en nécessitant l’ouverture de deux sites (le site de l’audience et le site d’où s’exprime la personne qui comparaît), là où avant il n’y en avait qu’un (l’audience). Elle réouvre des questions qui avaient été réglées : comment rédiger le procès-verbal, comment faire circuler les documents, comment s’assurer que les témoins de cour d’assises ne discutent pas entre eux et n’assistent pas aux débats ? Par ailleurs, de nouvelles tâches apparaissent dans l’organisation judiciaire, des plus triviales aux plus nobles, également décisives : qui doit s’occuper de prévoir des piles de la télécommande (indispensables pour que le système fonctionne !) ? Qui doit décider des modalités du cadrage vidéo (qui l’on peut mettre à l’écran, avec quel cadrage et à quel moment) ? Ces questions concrètes sont essentielles : est-ce que mettre à l’écran un prévenu ou un accusé même lorsqu’il n’a pas la parole, est conforme aux droits de la défense ? La grammaire visuelle, la gestion du champ et du hors-champ, sont autant de questions qui n’ont pas fait l’objet de réflexions approfondies et partagées entre acteurs de la justice. Par conséquent, les choix sont effectués au cas par cas, sans logique d’ensemble, y compris pour un choix aussi stratégique que celui de qui utilise la télécommande : le greffier ? Un assesseur ? Le président de l’audience ?

On voit bien ici que les professions de la justice sont concernées. Si le greffier est en charge de la technique, cela signifie de nouvelles compétences et pratiques à acquérir. L’avocat, quant à lui, est confronté à un choix cornélien : soit il reste près de son client, mais loin du tribunal, et il lui manquera des éléments. Ou bien il plaide au tribunal, mais dans ce cas, il renonce à l’accompagnement humain : son client restera tout seul dans le local de la maison d’arrêt, face au dispositif de visioconférence. Les deux fonctions de l’avocat seront dissociées, sauf à avoir deux avocats, un sur chaque site. Par ailleurs, l’avocat qui choisit d’aller dans l’établissement pénitentiaire, ne pourra pas plaider debout avec les mêmes effets possibles dans sa gestuelle et la proximité avec son client sera différente. La question particulière du rôle du surveillant de prison se pose également : peut-il rester avec le détenu pendant la visioconférence et ensuite continuer d’assumer son rôle de surveillant au quotidien en connaissant désormais le détail de l’affaire pour laquelle la personne est détenue ? S’il reste, peut-il laisser un « sas » de décompression au détenu avant de revenir dans sa cellule ? Avant, le temps de l’escorte jouait de fait le rôle d’interstice, utile pour aider le détenu à « digérer » ce qui s’était passé pendant l’audience. Autant de questions qui appellent des réponses ciblées.

 

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