Seine-Saint-Denis (93)

Pascale Bougier : « Dans le 93, nous sommes des artisans du droit » !

Publié le 17/10/2022
Association d'avocats
Marta Sher/AdobeStock

Avocate au barreau de la Seine-Saint-Denis depuis 1992, Pascale Bougier est une voix forte du barreau du 93. Particulièrement engagée dans la défense de sa profession, elle termine cette année un quatrième mandat au conseil de l’Ordre, au sein duquel elle est aujourd’hui en charge de la commission d’exercice professionnel. Pour Actu-Juridique, elle dresse le bilan de 30 ans d’exercice professionnel en Seine-Saint-Denis, département dont elle loue l’énergie mais où elle s’inquiète de voir la justice se détériorer.

Actu-Juridique : Pourquoi avez-vous choisi d’exercer à Bobigny ?

Pascale Bougier : J’ai fait quelques mois à Paris mais ce n’était pas ma philosophie d’exercice. Je voulais absolument intégrer ce département car il me semblait qu’il y avait beaucoup de choses à y faire sur un terrain humain. À mon sens, la justice est surtout faite pour les particuliers qui en ont le plus besoin. Je m’y suis donc installée en 1992. J’ai fait du pénal, une de matière dominante au sein de notre barreau, avec le droit des étrangers. J’aimais l’audience, j’aimais plaider. Les premières années, j’ai eu un exercice très heureux. J’avais envie de faire plein de choses, et j’arrivais dans un barreau qui me correspondait : jeune, très dynamique, solidaire, engagé. Des gens de tous les horizons s’installent dans le département, y scolarisent leurs enfants, s’investissent dans des associations, et font de ce département un territoire innovant, y compris sur le plan judiciaire. Travailler ici c’est un soutien de chaque instant. Ici, le réseau professionnel devient vite un réseau amical. C’est un soutien de chaque instant. Greffiers, magistrats, avocats, professionnels du service publics tendent vers un même objectif. La justice fonctionne grâce à tous ces gens de bonne volonté, capable de travailler avec deux crayons à papier et une gomme. Les professionnels en font plus que ce que leur fonction ne leur demande. Beaucoup d’avocats deviennent écrivain public ou conseiller matrimonial. Quand vous recevez quelqu’un en grand désarroi, vous ne pouvez pas vous contenter de lui dire si sa demande est ou non recevable.

Actu-Juridique : Pourquoi avez-vous changé de domaine d’exercice ?

Pascale Bougier : Au bout de 20 ans, je ne supportais plus les décisions absurdes, les conditions indignes de détention et de jugement, avec des audiences de comparution immédiates qui se prolongeaient dans la nuit. Voir un prévenu prendre 18 mois ferme à une heure du matin, ce n’est pas possible ! Un jour, ça a été l’audience de trop. J’ai arrêté le pénal et je me suis réorientée vers le civil. Je fais du droit de la famille, des baux d’habitation, des marchés publics. Certains dossiers sont intellectuellement satisfaisants, car ils sont techniques. Je refais vraiment du droit et j’aime ça. Mais je regrette de ne presque plus plaider, car au civil, le dépôt de dossier devient la règle, malheureusement. De manière générale, le juge devient invisible. Les mises en état qui se faisaient de façon physique et permettaient de créer un lien, de négocier des problèmes de procédure, n’existent plus.

Actu-Juridique : Vous comptez 30 ans d’expérience en Seine-Saint Denis. En quoi votre métier a-t-il changé ?

Pascale Bougier : En 30 ans, je ne fais plus le même métier. Les réformes et la numérisation ont permis à la Chancellerie de déporter des tâches administratives sur nos cabinets. Les gros cabinets de Paris ou Nanterre absorbent peut-être assez facilement ces nouvelles charges administratives. Mais nous, dans le département, nous avons majoritairement des petits cabinets d’un ou deux associés, avec quelques collaborateurs tout au plus, et souvent pas de secrétariat pour les plus jeunes. En matière civile, on prend désormais des dates pour les audiences sur des plateformes. Pour cela, il faut renseigner tout le dossier et l’état civil de nos clients, autant de choses qui autrefois étaient faites par les greffiers, dont le cœur de métier est la mise en forme de la procédure. Aujourd’hui, j’ai l’impression de passer mon temps à faire de l’administratif, un travail que je ne peux pas facturer à mes clients. Par ailleurs, le métier d’avocat peut être élargi à des activités commerciales. Dans le département cela nous concerne peu. Les confrères ne sont pas au fait de ces transformations professionnelles. On travaille au mieux dans nos petits cabinets pour faire avancer nos dossiers et ne pas avoir des dates trop éloignées, ce qui devient un challenge puisque les délais d’audiencement ont été multipliés par deux en quinze ans. On manque cruellement de magistrats. Sincèrement, je ne supporte plus d’entendre parler de justice réparée alors qu’elle prend l’eau de toute part. Au sens propre comme au sens figuré car le palais de justice de Bobigny prend l’eau à chaque fois qu’il pleut !

Actu-Juridique : Quelle est la conséquence de ces délais d’audiencement très longs ?

Pascale Bougier : Je ne sais plus quoi dire à mes clients. En matière familiale par exemple, qui est un contentieux lourd, je fais des demandes en urgence pour des mères qui ne perçoivent plus de pension alimentaire depuis des mois, ou pour un père qui ne voit plus ses enfants. On me répond :  « Vous avez raison, c’est urgent, mais on n’a pas de date à vous proposer » ! Vous êtes audiencé six mois plus tard. À la cour d’appel, en matière familiale, c’est encore pire. Quand vous intervenez pour un litige sur le lieu de résidence et que vous plaidez trois ans après, vous êtes complètement décalé, ne serait-ce que parce que l’enfant, qui a trois ans de plus, n’est plus le même. En discutant avec mes confrères du barreau, on comprend qu’on fait de moins en moins appel. Je conseille plutôt à mes clients d’attendre d’avoir des éléments nouveaux pour saisir à nouveau le juge, plutôt que d’aller en appel dans une procédure qui va durer deux ans. Face à cette situation, la médiation gagne du terrain. Il y a 30 ans, je pensais que c’était une farce, mais force est de constater que ça va devenir un vrai mode de résolution des conflits. Puisque la justice n’a plus le temps d’écouter les justiciables, la médiation peut redonner un temps nécessaire à poser le conflit et chercher des solutions. Je suis donc en train de terminer mon diplôme universitaire de médiateur. Même si cet essor de la médiation peut être vu comme un désaveu de la justice telle que nous la pratiquons.

Actu-Juridique : Ces difficultés sont-elles spécifiques à Bobigny ?

Pascale Bougier : L’éloignement du justiciable de son juge existe sur tout le territoire, mais nous avons en Seine-Saint-Denis plus qu’ailleurs une population fragilisée, qui a vraiment besoin de soutien et de conseil. Plus que d’autres départements, la Seine-Saint-Denis est le lieu de vie de personnes étrangères vulnérables, et notamment des mineurs non accompagnés qui dorment dans des tentes sur le périphérique. La frustration est grande de voir la justice se dégrader. Les temps d’audience deviennent résiduels, les justiciables qui auraient besoin de temps pour s’exprimer ne sont pas écoutés. Au pénal, on fait beaucoup de comparutions immédiates, une justice vitrine dans laquelle personne n’a le temps de s’exprimer car on est dans une urgence absolue. La justice n’est plus en mesure d’absorber cela et de faire une vraie place aux droits de la défense. C’est parce que nous travaillons auprès d’une population fragilisée, particulièrement impacté par ces réformes, que nous sommes un barreau très en pointe sur les mouvements contestataires.

Actu-Juridique : Pourquoi déplorez-vous le passage au numérique dans la justice ?

Pascale Bougier : Je ne suis pas réfractaire à la modernité. Seulement, le numérique fait peser de nouvelles charges sur nos cabinets. Elles mettent en jeu notre responsabilité professionnelle, surtout en matière civile. La réforme de l’appel, notamment, est pleine de chausse-trappes. Mais la principale difficulté que pose le virage numérique est qu’il éloigne encore plus le justiciable de son juge. Le tout numérique, c’est bien, mais pour une population qui a les moyens de s’en saisir. Or, en Seine-Saint-Denis, il arrive souvent que nos clients n’aient pas de Scan ou aient du mal à télécharger une pièce jointe. Très récemment, le préfet a décidé de donner des rendez-vous aux étrangers qui faisaient des demandes de titres de séjour par la voie numérique. Ce n’est pas du tout adapté ! Heureusement, le tribunal administratif a annulé cette décision. Je pense que le numérique, loin de fluidifier le fonctionnement de la justice, permet de se débarrasser de procédures puisqu’un certain nombre de demandes ne sont pas faites ou sont irrecevables. La Chancellerie, au lieu de recruter des greffiers et des juges, désengorge les tribunaux de cette manière.

Actu-Juridique : Que pensez-vous du projet de nouveau palais de justice en cours de construction ?

Pascale Bougier : La tendance est de construire des palais de justice qui sont des bunkers. Paris en est un symbole édifiant. Tout a été fait pour que l’avocat ne croise pas le juge et ne risque pas de le perturber dans ses activités quotidiennes. À Bobigny, nous avons depuis longtemps un tribunal sous-dimensionné. C’est une bonne chose qu’il soit agrandi. Le barreau est très vigilant et revendique un espace visible dans ce nouveau palais. Nous attendons également une amélioration des conditions de détention au dépôt car aujourd’hui, c’est catastrophique. Il y fait soit très chaud, soit très froid, il y a des odeurs pestilentielles car les toilettes sont sans cesse cassées.

Actu-Juridique : Aimez-vous encore votre métier ?

Pascale Bougier : Je m’y retrouve car je continue d’aimer beaucoup ce territoire et ce barreau, très réactif et capable de se mobiliser vite. Cela me porte. J’ai encore tendance à penser que je sers à quelque chose car je sais donner de la voix. Néanmoins, au bout de 30 ans à défiler dans la rue avec mes banderoles pour réclamer des moyens humains, je ne suis pas très optimiste. Je doute de plus en plus de voir un jour arriver une Chancellerie capable de mettre des moyens dans le service public de la justice.