« La législation sur les stupéfiants n’est pas applicable, il faut la remplacer pour pouvoir accompagner les changements de la société ! »

Publié le 04/01/2019

Volubile et jovial, Béchir Bouderbala, entre comme un coup de vent dans un café de la place de la Sorbonne, son quartier général. Ce vingtenaire, juriste en droit public, s’est spécialisé depuis un an et demi en droit pénal des drogues et exerce comme bénévole au sein de Norml, une association ayant pour but d’informer les citoyens, de soutenir les usagers de cannabis vers l’accès aux droits et à la santé, de promouvoir la recherche scientifique et de regrouper les acteurs de la société civile en faveur d’une réforme de la législation sur le cannabis. Responsable du pôle lobbying, plaidoyer et soutien juridique aux usagers, il explique pourquoi la loi sur les stupéfiants actuelle est inapplicable et inefficace, et comment il serait bon de s’inspirer du modèle portugais.

Les Petites Affiches

Comment avez-vous rejoint Norml, association qui soutient une réforme de la législation sur le cannabis ?

Béchir Bouderbala

J’ai lancé un think tank, Ceryx (qui s’intéresse aux questions de démocratie participative, au lobby citoyen…) pour lequel j’organisais des conférences. L’une d’entre elles portait sur le cannabis. L’association Chanvre & Libertés y avait été invitée. Quand cette structure est devenue Norml, ils m’ont recontacté en me présentant leur projet, avec la volonté d’être moins clivant, moins à gauche, plus « sérieux ». C’est ainsi que j’ai rejoint ce mouvement favorable à la réforme des politiques de drogues, en me basant sur l’idée que l’on venait défendre une cause et non une idéologie politique.

LPA

Comment Norml organise-t-il son action ? Quels sont les citoyens qui en sont membres ?

B. B.

La Norml « touch » est d’apporter des éléments concrets, de ne pas être dans le dogmatisme et l’idéologie. Nous ne sommes pas une association politique. Mais nous représentons une panoplie très large de personnes : parmi nos 1 000 adhérents, nous comptons un gérant de pompes funèbres, une infirmière, un professeur des écoles… Ce sont des gens comme vous et moi, « normaux », répartis sur l’ensemble du territoire, qui ne sont pas profondément engagés politiquement, mais qui ont le point commun de constituer une société civile favorable à une évolution de la législation sur le cannabis. Chez Norml, nous pensons la légalisation du cannabis de manière globale. Il n’est pas question de s’arrêter à la seule question de l’autorisation. Il faut que cela s’accompagne de la création d’un site de production, de transformation, de distribution. Le fond de l’affaire est de poser une norme de droit. Car aujourd’hui la loi est tellement difficile à appliquer, elle est tellement en désaccord avec la réalité, tellement inadaptée aux besoins et à la situation des citoyens qu’elle est devenue inapplicable. Nous disons une chose très simple : lorsqu’une norme de droit n’est pas applicable, il faut la remplacer pour pouvoir accompagner les changements de la société.

LPA

Pourriez-vous revenir sur vos différentes missions, en lien avec l’outil juridique ?

B. B.

Je m’occupe du pôle plaidoyer, composé notamment de trois maîtres de conférences en droit, d’une dizaine d’avocats à travers le territoire, d’une dizaine d’étudiants en droit. Notre credo : on contacte, on convainc, on agit ! En réalité, il existe deux axes dans notre plaidoyer. Le premier est politique : nous faisons des propositions, nous rédigeons des notes, nous rencontrons des députés, ou des responsables de mouvements politiques. Le deuxième élément se produit à un niveau « très micro » : nous soutenons juridiquement des entreprises, des individus, des établissements publics, par exemple des lycées qui ont des problématiques avec la consommation de cannabis. Concernant ce second axe, cette année nous avons pris une petite soixantaine d’affaires, devenant ainsi presque un mini-cabinet d’avocat. Pour chaque affaire, nous accompagnons les personnes de A à Z, de façon inconditionnelle et gratuite.

LPA

Certaines affaires comme celles de « Geoffrey » ou « Prisca » montrent que la question du cannabis s’inscrit dans des problématiques plus complexes que le simple usage récréatif…

B. B.

Je vais vous parler de l’exemple de Geoffrey, 35 ans, habitant à Strasbourg. En 2007, ce dernier a eu un accident. S’en sont suivies des douleurs persistantes au dos et une dépression. Alors même que l’usage qu’il faisait du cannabis était médical et soulageait ses maux, il est condamné quatre fois de suite, sur le même principe. Il nous contacte en 2017, deux ans après sa dernière condamnation, parce qu’on a voulu lui imposer une peine de prison ferme. Nous avons réussi à négocier l’aménagement de peine. Nous l’avons ensuite accompagné avec l’agent de probation, nous l’avons soutenu du point de vu économique. Aujourd’hui, Geoffrey a repris un travail, a retrouvé son permis, a récupéré une voiture, tout ce qu’il avait perdu lors de sa lente descente aux enfers. C’est une victoire de notre engagement collectif. Ainsi, notre idée est de dire que le judiciaire n’est qu’un élément de la problématique de ces personnes, car bien souvent, les consommateurs de cannabis sont déjà dans une forme de marginalité sociale. Quand on est étudiant en droit en première année, on cite Lacordaire qui disait : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui prime et le droit qui protège ». Et bien aujourd’hui, le droit opprime et la liberté protège ! Le droit n’est plus là pour protéger la société. Car dans le cas de Geoffrey, il ne pose pas de problème à la société. Est-ce qu’il trafique ? Non ! Le délit de trafic n’a pas été retenu contre lui. On le condamne pour se faire du bien à lui-même. Ici, le sens même de la démocratie, de protéger la société des individus, ne fonctionne pas. Et on en est arrivé à une posture moralisatrice.

Une autre affaire emblématique est celle de Prisca Dujardin. Cette mère de famille atteinte du syndrome de Nail (une maladie rare) n’a ni ongles, ni cheveux. Elle ne peut pas plier les coudes. De plus, elle doit faire face à un glaucome. Elle a eu des problèmes avec son adolescent, qui, pris en charge dans une AEMO (Actions éducation en milieu ouvert) a révélé que sa mère plantait du cannabis. Là, nous sommes dans un cas de misère sociale, avec une femme au RSA, qui a été adoptée, qui a une maladie rare, des enfants à problèmes, une assistance sociale qui vient tous les mois, etc. L’assistante sociale a donc envoyé une lettre au procureur de la République pour qu’il diligente une enquête. Au final, le père a avoué et dans la foulée, les fourgons, les chiens, une vingtaine de policiers ont été dépêchés sur place, dans un petit quartier avec eux comme seule famille métisse. En quelques heures, la petite maison est complètement démembrée sous le regard éberlué des voisins, dans un quartier où le racisme préexistait. Quand Prisca se présente devant le juge, la présidente du tribunal se place dans un jugement moral. Mais en face d’elle, il y avait une femme au parcours de vie, que je ne souhaite à personne, et qui survit grâce au cannabis. Pourtant, nous avons invoqué l’état de nécessité au sens de l’article 122-7 du Code pénal qui énonce :  » N’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien « , afin de démontrer que cette femme ne consommait pas parce qu’elle était une « junkie » mais parce qu’elle avait des douleurs, on se dit qu’on est dans une situation où, en effet, il faut faire changer la loi.

LPA

Vous dites que la loi est inapplicable et inefficace. Quels sont les reproches majeurs que vous lui faites ?

B. B.

Aujourd’hui, la législation sur les stupéfiants est basée sur une loi majeure, celle du 31 décembre 1970 qui pose le cadre général de la prohibition, du contrôle de la consommation qui pénalise l’usage, la possession, la détention, l’offre, la cession, l’importation, le trafic… Elle pose un cadre juridique qui n’est pas immuable, puisqu’il évolue en moyenne tous les six mois depuis qu’il existe, par des décrets, des circulaires… Nous sommes donc face à un système global, cohérent mais qui s’adapte et qui évolue. Le premier élément porte sur la pénalisation d’usage. En France, l’usage illégal de stupéfiant est puni d’un an d’emprisonnement de 3 750 euros d’amende. Cette pénalisation d’usage pose problème : aujourd’hui 177 000 interpellations annuelles sont réalisées sur ce simple principe. Un tiers d’entre elles se terminent par un simple rappel à la loi. Ces interpellations concernent majoritairement des hommes, issus de certains quartiers sensibles et ciblant davantage des enfants d’immigrés que la population générale, et où les jeunes sont surreprésentés. La question est : cette loi est-elle utile à la société ? Non. Elle est inutile car la consommation depuis les années 1990 a été multipliée par trois en France. Elle n’empêche pas la récidive, parce que ceux qui consomment continuent de consommer. Est-elle fiable pour pénaliser les 5 millions de consommateurs annuels ? Non, à nouveau, car s’il fallait sanctionner tout le monde, il faudrait 26 ans ! Il faut donc dépénaliser : soit en mettant une amende non significative, comme une contravention de 2e ou 3e classe, soit rien du tout. C’est ce qu’a fait le Portugal depuis 2001.

LPA

Parlons justement de l’exemple du Portugal, quels sont les résultats depuis la dépénalisation du cannabis ?

B. B

Depuis cette date, le Portugal a fait des progrès considérables. Il faisait partie d’un des premiers pays de l’OCDE en termes de consommation par habitant ; aujourd’hui, il fait partie des derniers pays ! Le vrai problème des systèmes de prohibition, c’est qu’ils ne font pas la distinction entre les usages. Au Portugal, on distingue bien l’usage médical de l’usage problématique. Parce que le problème, ce n’est pas quand quelqu’un fume un joint ou boit un verre de vin, c’est celui qui boit trois bouteilles dans la soirée et qui prend la voiture, c’est celui qui fume des joints et s’endort au travail… Ceux-là, dans le système portugais, sont pris en compte : on discute avec eux, on les accompagne. On ne les oblige pas à se soigner, mais on le leur propose. C’est pour toutes ces raisons (prévention, réduction des risques, suppression de la sanction) que la consommation générale a baissé. De plus, l’argent économisé sur les interpellations (en France, cela coûte 300 millions d’euros annuels) est injecté dans la prévention et dans la réduction des risques. Chez Norml, nous pensons qu’il faut dépénaliser mais en accompagnant, les jeunes, les parents.

LPA

À l’heure où l’on parle d’une justice pressurisée, cela aurait-il du sens de déjudiciariser la question du cannabis ?

B. B.

Le stupéfiant est la 2e ou 3e raison de contentieux de masse en France. Cette dépénalisation arriverait à point nommé. Après la loi justice du XXIe siècle, après la réflexion lancée par Christiane Taubira et Jean-Jacques Urvoas quand ils étaient ministres de la Justice, tournée vers une justice davantage humaine, où l’incarcération ne serait pas la solution à tout, nous arrivons à un moment où cela tombe sous le sens.

LPA

Nous avons parlé de l’usage, mais quid de la production dans ce système ?

B. B.

Le deuxième sujet c’est la production et la transformation. Pour la production, il y a trois systèmes possibles. Le premier, c’est l’État qui produit. C’est ce que fait l’Italie, par le biais de son armée. La France l’a fait avec la Seita (Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes) pendant très longtemps. Peut-être qu’il ne serait pas mauvais de créer une régie française de la production de cannabis… C’est la proposition que porte le professeur de droit, Francis Caballero.

Deuxième possibilité : les gens produisent localement, ils mettent en place leur petit système. Dans ce cas, il faut une salle de production à l’arrière, une petite boutique (c’est le système des coffee shops).

Troisième système possible : les « cannabis social club ». C’est alors une association, qui compte un jardinier, un administrateur, un comptable, un vendeur, une assistance sociale ou un médecin… et qui fonctionne par adhésion. Cela marche très bien en Catalogne, en Espagne.

LPA

Justement, sur les fermetures des coffee shops qui ont fait la Une ces derniers mois… quel est votre sentiment ?

B. B.

Dans ce cas de figure, nous sommes face à une posture dogmatique de l’État. Si l’on reprend le cas de ces boutiques, il faut faire un petit détour par la Suisse. Ce pays a évolué au niveau législatif en autorisant sur ces questions le cannabis à 1 % de THC (la molécule psychoactive). Cela a permis à des entreprises de produire et de faire de la recherche et développement. Ces entreprises se sont rendu compte qu’elles pouvaient faire un produit très peu dosé en THC, mais très dosé en CBD (une molécule non psychoactive, soit produit relaxant qui calme les douleurs, dans le cadre d’un produit bien-être…).

Depuis récemment, nous assistons à une émergence d’un usage bien-être, en plus de l’usage social récréatif, qui représente la majorité des consommateurs, et de l’usage médical, destiné à des gens aux pathologies très définies. Sur cet usage de bien-être, la Suisse est en avance avec son cannabis à 1 %. En France, on a voulu faire pareil et des entreprises se sont mises à vendre des produits sans substance psychoactive. S’en sont suivies des réactions virulentes de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), puis de l’Octris (Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants) et même de la direction des affaires criminelles et des grâces. Trois notes, à destination des gendarmes, des officiers de police judiciaire mais aussi des procureurs demandaient la même chose, avec une même lignée et une interprétation juridique qui n’est, selon moi, pas la bonne et que je conteste formellement, fondée sur une lecture très stricte de la loi, l’arrêté du 22 février 1990. Pourtant, le maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, Yann Bisiou, précise bien qu’il « n’y a pas de définition des stupéfiants en droit français, c’est le classement qui fait ou défait le statut du produit », et que « ni le droit français ni le droit européen ne fixent le moindre seuil de THC dans les produits finis », précisant que le seuil de 0,2 % généralement cité n’est utilisé que « pour déterminer les variétés de chanvre autorisés en culture et prise en compte pour les subventions européennes ».

Sur l’affaire des boutiques, il y a eu un emballement. Pourtant, même Agnès Buzyn ne savait même pas ce qu’était le CBD !

Cette lecture qui a abouti à la fermeture d’une cinquantaine de boutiques a poussé des gens dans la marginalité, a mis de jeunes entrepreneurs sur le banc de la société… Certains sont obligés de continuer à payer le loyer alors que les locaux sont cédés ! Les gérants ont été perquisitionnés chez eux, et chez les parents, alors que leurs produits n’étaient pas des produits psychoactifs, puisque le CDB n’est pas classé, ni en droit interne ni en droit international, parmi les stupéfiants. L’action que nous avons mené collectivement a permis à des entreprises de voir se lever les contrôles judiciaires, c’est le cas de la boutique de Green Heaven à Bordeaux qui a été libérée de ses restrictions grâce au travail de l’avocat Nicolas Hachet. Certains magistrats ont même été convaincus au point d’abandonner les poursuites. Dernièrement, le juge de la cour d’appel d’Aix en Provence a, par une décision du 23 octobre 2018, renvoyé une question préjudicielle posée par notre avocate et amie Ingrid Metton dans le cadre de l’affaire Kannavape, interrogeant ainsi le juge européen sur l’opportunité du texte et établissant par là même une remise en cause de l’application du droit faite par le gouvernement. Ces actions concertées, menées par un cercle toujours plus large de praticiens et théoriciens du droit a vocation à s’élargir, nous avons besoin aujourd’hui d’une présence doctrinale et jurisprudentielle forte.

LPA

Que dire de la question de la traçabilité ? Elle est pourtant indispensable, même dans l’idée d’un produit non psychoactif…

B. B.

Notre position est claire : nous sommes favorables à une réglementation, avec des règles très strictes sur la question. Nous faisons face à une vraie demande en France, et l’offre est pléthorique. Nous avons besoin d’un contrôle qualitatif, d’une traçabilité : où est-ce que cela a été planté, comment cela a été transformé, quels sont les produits qui ont été utilisés ? Nous avons besoin de notes spécifiques, d’étiquettes très claires. Les commerçants qu’on suit sont d’accord. Nous avons d’ailleurs mis en place une charte éthique du commerce CBD, où ils s’engagent à ne pas vendre de fleurs, ni aucun produit au-dessus de 0,2 % de TCH. On a même des petits gérants de boutiques qui ont refait toutes les étiquettes de leurs produits, car les commerçants savent que c’est du cannabis et que l’on ne plaisante pas avec cela. Ils sont donc prêts à faire des efforts.

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