Le CSE est une opportunité pour les entreprises de renouveler le dialogue social, à condition de prendre le temps de la négociation

Publié le 01/08/2019

Expert-comptable et commissaire aux comptes, très impliqué dans les organisations professionnelles, ès qualités d’élu du Conseil supérieur de l’Ordre des experts-comptables, Jean-Luc Scemama, préside le groupe Legrand, orienté vers les relations sociales et l’assistance auprès des comités d’entreprise, qu’il accompagne depuis trente ans. Alors que l’échéance de la mise en place du CSE (d’ici le 31 décembre 2019) approche, il vient de publier un nouvel ouvrage : Le CSE, mode d’emploi, où tous les aspects pratiques de la question sont abordés.

Les Petites Affiches

Pourquoi avoir décidé de publier un tel ouvrage ? De quel constat êtes-vous parti ?

Jean-Luc Scemama

Les ordonnances Macron imposent la création du CSE avec une date limite fixée à fin 2019, selon des modalités pratiques. Mais alors que l’échéance se rapproche, je constate que le rythme n’est pas bon. Beaucoup d’entreprises et d’élus pensent qu’ils ont encore le temps, remettent les choses à plus tard. Or pour rendre opérationnel le CSE, il faut du temps pour en comprendre ses subtilités et négocier un fonctionnement optimal. En effet, la motivation profonde de la loi était qu’elle fixait un cadre minimal et que les chefs d’entreprise étaient en charge de l’adapter aux besoins spécifiques de chaque entreprise. L’ère, en effet, n’est plus au fonctionnement de l’entreprise rigide, mais de la gérer de façon agile, souple, participative et dans le dialogue. Je pense que le CSE possède cette intelligence possible si l’on se donne le temps et les moyens de négocier dans l’entreprise.

LPA

Quelles seraient les conséquences d’une mise en place bâclée du CSE ?

J.-L. S.

Le fait de ne pas anticiper l’arrivée du CSE va créer des frustrations, notamment sur la baisse du nombre d’élus ou d’heures qui en découleront. Mais pour moi, le problème n’est pas qu’il y ait moins d’élus ou moins d’heures, mais de trouver le fonctionnement optimal du dialogue social. D’un point de vue juridique, des élections doivent être organisées. Les dispositions de la loi (fusion des instances) généreront une réduction du nombre d’élus, car le nombre d’élus au CSE ne sera pas l’addition entre du nombre de délégués du personnel, d’élus du CE et de ceux du CHSCT. Le rôle des instances est fondamental pour favoriser dans l’entreprise le dialogue social. S’il n’y en a pas, il y a des risques de tensions et d’incompréhensions. Mais il faut les anticiper et les limiter. Et je rappelle que l’entreprise qui a des bons résultats est celle dans laquelle les salariés partagent le projet de leur entreprise, sont heureux d’aller travailler, où ils sont entendus, ont l’impression d’exister et que l’on s’intéresse à eux. Car même si l’entreprise dispose de bons produits et d’une bonne organisation, il ne faut jamais oublier que la place des hommes et des femmes est centrale. Si l’entreprise n’adapte pas la loi à son cas particulier, elle aura perdu l’opportunité de mieux fonctionner.  Personne n’a le monopole de l’intelligence : il faut créer des espaces de dialogue dans l’entreprise.

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Que dire de l’anticipation ? Comment négocier certains points pour un fonctionnement optimal ?

J.-L. S.

Il n’y a pas de règle. Pour les entreprises qui sont très importantes, qui disposent de plusieurs établissements, c’est assez complexe. Pour d’autres, cela peut être bien fait en quelques réunions. Mais quand je parle de bien se préparer, il faut que les élus des CE ou CHSCT, comme les RH, soient formés pour cela. Il existe deux niveaux dans la formation : la connaissance de la loi, obligatoire. Et puis, la connaissance de ce qui se fait ailleurs. Nous avons une idée de ce qui devrait être adapté. L’exemple du rôle des suppléants est parlant. Dans le texte, les suppléants ne disposent pas de crédit d’heures de délégation, ce qui veut dire qu’en cas d’empêchement du titulaire, ce dernier appellera son suppléant, mais ce dernier, pas informé des sujets en cours, donc sera peu efficace en termes de participation active à la réunion. Est-ce la bonne solution ? Dans certaines négociations du protocole électoral, certains ont obtenu que les suppléants participent à une réunion sur deux, qu’il leur soit attribué un quota d’heures, sans amputer sur celles que les titulaires pourraient leur transférer.

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Vous insistez beaucoup sur la nécessité de la formation des élus. Pouvez-vous détailler votre propos ?

J.-L. S.

Être un professionnel, cela signifie être compétent. Nous vivons dans un pays de droit écrit ; il faut que les élus comprennent. Cela nécessite de prendre le temps adéquat. Les employeurs, les DRH ont souvent une formation de base en économie, en droit, en finance et en gestion, mais pour un cariste ou un chauffeur, ce n’est pas toujours évident. Une jeune femme caissière, élue au CSE d’un groupe dans la grande distribution, devra comprendre des sujets plutôt complexes comme la stratégie de son entreprise, de son groupe, ses résultats et projets. Pour remplir son rôle au mieux et transmettre l’information à ses collègues, elle a besoin d’être formée et aidée, et non d’avoir l’impression d’être « manipulée » par ceux qui ont la connaissance. Les dirigeants d’entreprise, comme le président, le DAF ou le DRH sont des sachant : certains pourraient être tentés de passer assez vite sur certains points, même si la loi impose une information précise, suivie d’une consultation, partant du principe que c’est trop complexe et peu important. Il faudrait peut-être modifier la formation, la rendre plus interactive, plus ludique. En effet, sur le terrain, nous constatons que certains élus manquent de formation pour assurer efficacement leur rôle social et économique. Cela donne parfois l’occasion à l’employeur de se poser la question de l’utilité des réunions…

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L’une des particularités de la fusion des instances, c’est la perte de spécialisation des élus. Quelles peuvent en être les conséquences ?

J.-L. S.

Concernant la fusion des instances, les élus seront en charge de trois types d’activités : celles des délégués du personnel, celles des CE et celles des CHSCT. Il faut que les élus soient très compétents et à l’aise pour assurer simultanément ces trois rôles. Précision : les CHSCT ne vont pas totalement disparaître, car il peut exister une commission de santé, de sécurité et des conditions de travail, mais il est évident que les élus doivent s’organiser pour s’attribuer des compétences particulières. En effet, la même personne n’est pas forcément compétente pour traiter autant de sujets différents (des conditions de travail aux prérogatives du CE, comme la stratégie, la finance, un éventuel plan social, le rachat d’une filiale…). Et si dans un grand groupe, un élu peut être détaché à temps partiel ou à temps plein à sa fonction d’élu, pour la majeure partie des entreprises, des TPE et TPME, il ne disposera que de quelques heures à y consacrer. Je préconise donc que les élus s’attribuent des rôles, comme dans une équipe sportive où il y a un capitaine, certes, mais chaque joueur a une fonction et un rôle spécifiques. L’équipe a besoin de tous ses joueurs, et bien souvent, la défaillance de l’un pénalise l’ensemble.

Il y a quelques années, notre cabinet a fait faire une enquête, pour mieux comprendre comment étaient perçus les CE par les salariés, les employeurs et les élus eux-mêmes. Deux enseignements clairs en sont ressortis : il existait – et il existe probablement encore – un problème de communication entre les élus et les autres salariés, car certains les perçoivent comme des salariés disposant d’avantages et d’une protection accrue, comme si c’était sans contrepartie. Nous constations également le manque de formation des élus. Bien que disposant d’un budget pour cela, ils ne prennent pas forcément le temps de se former, car ils donnent souvent la priorité aux responsabilités générées par leur emploi.

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En résumé, quels sont les grands freins à lever pour mettre en place les CSE dans les entreprises ?

J.-L. S.

En septembre 2018, la ministre du Travail déclarait que 9 000 CSE avaient été créés. Sur plus de 30 000 CE et un nombre très conséquent d’entreprises dont l’effectif se situe entre 11 (point de départ des DP) et 50 salariés (CE) pour lesquelles les DP vont aussi devoir se transformer en CSE. Il en reste donc beaucoup. Les gens font l’erreur de penser que ce n’est rien, qu’il s’agit seulement d’organiser une élection en octobre ou en novembre, et que ça sera fini. Mais non, il y a un protocole à élaborer. S’ils négligent cette transition, les chefs d’entreprise auront loupé le coche en n’adaptant pas la loi aux spécificités de leur compagnie. Les entreprises ont ici une opportunité à saisir, et c’est dans l’intérêt de tous. L’entreprise qui ne ferait qu’appliquer la loi, sans l’adapter à ses spécificités, serait, je crois, dans l’erreur.

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Mais beaucoup d’entreprises seront sans doute tentées par ne pas aller au-delà du minima de la loi…

J.-L. S.

En effet, lors du passage au CSE, nous avons déjà entendu des chefs d’entreprise déclarer : « Je ne veux pas discuter, j’applique la loi et seulement la loi ». Mais le dialogue est une nécessité. Quand on voit des grandes entreprises qui font quelquefois des annonces de plans sociaux du jour au lendemain, où règne une ambiance de panique à bord, il y a de quoi être inquiet pour le dialogue social. À l’inverse, certaines entreprises ont, heureusement, des dirigeants qui privilégient le dialogue pour trouver des solutions partagées, humaines et concrètes et dans l’anticipation. Actuellement, nous travaillons par exemple à un projet d’une grosse réduction d’effectifs, mais qui va se faire sur trois ans, avec de vraies discussions. Certaines entreprises prennent donc le temps de réfléchir aux conséquences, d’informer leurs salariés, de préparer le terrain.

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Comment convaincre les entrepreneurs de réellement adapter la loi à leur entreprise ?

J.-L. S.

J’ai souvent constaté que les entreprises qui réussissent le mieux sont celles où les employés se sentent le mieux, où ils sont motivés, se sentent écoutés, ont été consultés. Certains voient le dialogue social comme un coût ; à l’instar de la formation, ce n’est pas un coût, mais un investissement.

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Quid de la « fusion » des budgets de fonctionnement et des activités sociales et culturelles ?

J.-L. S.

Il n’y a pas de fusion des budgets ; ils sont étanches. Mais il est prévu qu’un pourcentage du solde non dépensé sur un budget (les activités sociales et culturelles) puisse éventuellement être transféré sur l’autre budget (de fonctionnement). Nous sommes bien conscients que beaucoup d’élus considèrent qu’ils n’ont jamais assez de budget pour l’activité sociale et culturelle, et que sur le fonctionnement, ils ne consomment souvent pas tout leur budget. Ceux qui opteraient pour le transfert, se privent probablement de moyens pour mieux fonctionner (formation des élus, documentation, recours à des experts, avocats…). Et pour les petits CE, je recommande de ne surtout pas effectuer le transfert : parmi les consultations des CSE, il en existe où il est possible de demander l’avis d’un expert. Dans bien des cas, l’expert est rémunéré par l’entreprise, mais parfois, il est prévu qu’une part reste à la charge du CSE (à hauteur de 20 %), par exemple, sur l’analyse des orientations stratégiques de l’entreprise. Or il existe des petits CE/CSE qui n’ont pas les moyens de payer ces 20 %. Dans ce cas-là, il est prévu que l’entreprise finance cette part – car on ne peut pas la priver d’un droit –, sauf s’il y a eu transfert de budget. D’où l’importance de conserver le budget de fonctionnement intact, et de ne pas opérer de transfert, même si la tentation est là.

LPA

Dans quelle proportion les entreprises choisissent de ne pas aller au-delà du cadre de la loi ?

J.-L. S.

D’après l’échantillon des CE que nous connaissons, transformés en CSE, je dirais qu’entre un quart et un tiers sont dans ce cas. Ces entreprises estiment qu’elles ont l’opportunité de consacrer moins de temps aux réunions. Je suis convaincu que l’amélioration du dialogue social est une opportunité pour l’entreprise. Il contribue à améliorer le bien-être en son sein, et par conséquent, la productivité et la rentabilité. Nous sommes témoins d’entreprises qui prennent en compte l’humain, et qui ne sont pas moins rentables que leurs concurrents, loin s’en faut. L’esprit de la loi était de fixer un socle a minima, et de s’adapter, mais certains ont vu le début de la phrase, et pas la fin. En France, nous avons du mal avec les réformes, qui passent souvent par des confrontations, voire des révolutions. Lorsque j’écoute les élus du personnel lors d’un plan social, je trouve beaucoup d’intelligence et de pragmatisme de la part des élus, acteurs de terrain, qui ont des idées. Il n’y a pas de monopole du savoir et des idées. L’une des avancées des dernières années prend la forme de la consultation sur les orientations stratégiques de l’entreprise : cela signifie parler d’avenir, et pas « que » du passé, et ne pas seulement évoquer les accidents du travail, mais voir plus grand, plus loin. Car les enjeux de l’entreprise dépassent largement les aspects financiers, et concernent aussi des questions de psychologie ou de qualité de vie au travail.

LPA

Du côté des entreprises, quels avantages vont-elles tirer du CSE ?

J.-L. S.

Certaines d’entre elles sont guidées par la volonté de réduction du temps consacré au dialogue social. Le fait que les suppléants n’y participent pas, signifie, par exemple, qu’elles n’auront pas ce coût à supporter. Mais attention, tout ce qui brille n’est pas or. Ce n’est pas parce qu’elles réduiront leurs charges, avec moins de réunions, que cela va bien ou mieux fonctionner en interne. Il faut, en revanche, que les réunions soient structurées et organisées. Quand un thème est complexe, il pourrait se discuter sur plusieurs réunions.

LPA

Est-ce trop tôt pour faire un bilan ?

J.-L. S.

Parmi les comités que nous accompagnons, apparaissent deux cas de figure dans leur entreprise. Dans celui où la loi est appliquée a minima, des frustrations naissent, avec des élus désabusés ou démotivés ou, au contraire, très revendicatifs. Mais dans celles où le dialogue a été mis en place, cela fonctionne mieux. Ce temps de la réflexion, notamment sur les forces et faiblesses du dialogue social avant le passage en CSE, est essentiel et, s’il ne permet pas d’obtenir tout de la négociation, il permet néanmoins de faire un état des lieux sur le fonctionnement du dialogue social et de comprendre quels points sont à renforcer. Certaines entreprises font également le choix de trouver un accord, non définitif, en s‘assurant d’une évaluation après une ou deux années, afin de voir s’il fonctionne, restant ouvertes à des modifications.

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