Le principe de neutralité en entreprise : une avancée significative de régulation sociale

Publié le 19/04/2018

La jurisprudence a tâtonné pendant plus de 10 ans et a été plutôt mièvre dans les réponses qu’elle a pu apporter pour restreindre la manifestation des convictions philosophiques, politiques ou religieuses, laissant les entreprises du privé assez démunies face aux excès de toutes sortes faisant irruption dans la vie des salariés au travail.

Ces quatre lignes inscrites1 à l’article 2 de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 révolutionnent le contenu actuel de la jurisprudence, maladroitement axée sur l’existence du fait religieux en entreprise, ce qui n’est plus le seul sujet, comme il convient de chercher à le démontrer ; mais à décharge des juges, ce sont les questions soulevées qui focalisaient sur le fait religieux.

Le législateur a inscrit dans ces quelques lignes intégrées au Code du travail qui traitent du règlement intérieur un principe général de neutralité qui fait écho au principe de laïcité clairement réservé désormais à la sphère publique. Mais, pour la sphère publique, la neutralité est la traduction active de la laïcité : les agents publics doivent faire montre de neutralité dans leurs attitudes, leurs apparences, leurs propos, leurs actions, et la faire respecter.

Mais l’entreprise privée n’est pas dépositaire du concept de laïcité. En effet, d’aucuns ont justement décrit la laïcité comme la séparation du politique et du sacré. L’une des conséquences en est que la puissance publique (l’État et ses prolongements) est astreinte à la réserve dans la mise en œuvre de cette séparation du politique et du sacré. Le principe de neutralité qui intéresse désormais également la sphère publique et l’entreprise privée est la traduction d’une action, ou absence d’action, qui ne favorise l’expression d’aucun sacré ou d’aucune croyance en particulier.

Ainsi que n’hésitent pas à l’écrire Joël Colonna et Virginie Renaux-Personnic dans Le fait religieux en entreprise2, plus large que la laïcité, la neutralité permet de restreindre en entreprise la manifestation des convictions politiques, philosophiques et religieuses.

Le principe de neutralité est donc large dans son périmètre (public et privé), mais aussi quant aux thèmes susceptibles d’être contraints par des restrictions adéquates. C’est en cela que la loi française prend à contrepied les jurisprudences européennes et françaises, en se situant à un autre niveau mais en ayant l’intelligence de ne pas se mettre en opposition avec les jurisprudences connues au moment de la promulgation de la loi et aussi, ce qui fait sa force, avec celles qui l’ont suivies.

I – Le contenu de l’article L. 1321-2-1 du Code du travail surprend par le champ qu’il recouvre

L’entreprise, par le biais du règlement intérieur, peut intégrer des dispositions qui inscrivent le principe de neutralité et restreignent la manifestation des convictions de ses salariés, si ces restrictions sont justifiées :

  • par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ;

  • ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ;

  • et si elles sont proportionnées au but recherché.

A – La restriction de la manifestation des convictions des salariés couvre un large champ

La restriction imposée par le règlement intérieur intéresse non les convictions, car elles relèvent de l’intime et de la liberté de chacun, mais leur manifestation, surtout quand celle-ci est excessive, prosélyte, car elle peut heurter la liberté des autres salariés.

Les convictions peuvent être d’ordre religieux, mais aussi politique ou philosophique. Il n’y a pas de limitation à afficher une restriction, car, aux termes de la loi, ce sont les manifestations de ces convictions qui peuvent faire l’objet de restrictions.

Les entreprises qui focalisent encore seulement sur l’une des convictions, comme le fait religieux vont se tromper dans la mise en œuvre de la loi, et s’exposent à un risque de discrimination directe, si elles réduisent le champ défini par la loi à une conviction parmi d’autres.

Les convictions syndicales ne peuvent être concernées car le droit syndical a été créé pour fonctionner dans l’entreprise, donc elles sont, par nature, collectives dans leur expression. Elles ne relèvent pas de l’intime, alors que les convictions religieuses, politiques et philosophiques ont en commun le fait qu’elles portent en elles à la fois le forum internum, c’est-à-dire le fait de posséder en son for intérieur des convictions (opinions et principes), mais aussi le forum externum, à savoir la manifestation d’une foi, d’une croyance, d’un engagement.

C’est au forum externum que s’intéresse la loi, en autorisant des restrictions appropriées car l’entreprise privée n’est pas un lieu de culte, ni un forum politique ou philosophique. Elle est désormais un lieu de neutralité dédié au développement d’une activité économique dans le cadre de la liberté d’entreprendre.

Le fait religieux en entreprise relève de ce domaine des restrictions que la loi autorise, voire promeut, mais ne doivent surtout pas être négligées les convictions politiques ou philosophiques : les restrictions ont un domaine horizontal large. Ce serait donc une déviation de l’application de la loi que de chercher à en faire une application partielle, verticale, limitée par exemple à l’expression du fait religieux. La généralisation des restrictions à une expression excessive des convictions est le meilleur rempart contre le risque de discrimination directe mais aussi indirecte, car leur traitement indifférencié porte en lui par nature une absence de stigmatisation. En ce sens, la loi met de l’ordre dans les réflexions et anticipe le futur qui, de ce fait, s’annonce plus serein par la fourniture d’armes pacifiques contre l’excès et le prosélytisme.

B – Des restrictions justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux

Bertrand Mathieu, professeur à l’école de droit de la Sorbonne et président émérite de l’association française de droit constitutionnel, a écrit un ouvrage au contenu exemplaire pour faire réfléchir ses contemporains, intitulé : Le droit contre la démocratie3.

Il y écrit que la crise de la démocratie est le résultat d’un double mouvement : « Le premier est la perte de pouvoir de nos dirigeants et élus, censés être les représentants du peuple, au profit de pouvoirs économiques et juridictionnels ou d’instances supranationales. Le second est la désintégration de la société politique qui s’opère par fragmentation de l’intérêt collectif et une hypertrophie des droits individuels ».

Notre problématique se situe exactement dans sa démonstration. Ici, l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux relève de l’intérêt collectif que l’hypertrophie d’un droit individuel comme la manifestation de convictions cherche à fragmenter.

La loi remet donc l’intérêt collectif au premier rang en permettant que l’employeur mette des restrictions aux manifestations individuelles de convictions qui relèvent de l’intime et dont l’expression externe (forum externum) ne doit pas se situer dans l’entreprise. Le législateur remet la liberté de conscience, la liberté de travail, le droit de non-appartenance des salariés contribuant à la collectivité, au rang des libertés et droits fondamentaux qui doivent être protégés contre les excès de manifestation (signes distinctifs) et toute forme de prosélytisme qu’elle soit religieuse, politique, ou philosophique.

Est donc posée en termes nouveaux et défenseur de la démocratie, la protection de l’intérêt collectif (le plus grand nombre) vis-à-vis d’une expression de droits individuels qui relèvent du forum internum et dont ce qui en constitue le fondement ne peut, au surplus, être altéré par l’expression d’une manifestation en un lieu inapproprié (en l’occurrence l’entreprise).

Il faut – renchérit Catherine Kintzler dans Le Figaro4 – subordonner « le droit d’appartenance au droit de non-appartenance ». La neutralité en est l’expression qui renvoie à une réflexion approfondie sur la hiérarchie des valeurs, telle que chacun devrait la comprendre, y compris les pouvoirs juridictionnels. Au demeurant, le droit d’appartenance à quoi que ce soit et qui relève du forum internum, n’est ni contraint, ni restreint dans une démarche de neutralité.

Se trouvent alors intéressées par cette régulation dans l’entreprise toutes les parties prenantes qui gravitent autour : les salariés, les partenaires, les clients, les sous-traitants, etc. La restriction de la manifestation des convictions est une, indivisible et indistincte. La protection des libertés et droits fondamentaux se situe au-dessus de tout forum externum inapproprié. En cela, la loi ringardise la jurisprudence jusqu’alors focalisée sur le « client ». Mais encore eut-il fallu que les questions en suspens devant les juridictions permettent une réflexion et des réponses plus fondamentales !

C – Des restrictions également justifiées par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise

On retrouve ici les préoccupations largement exprimées auprès de la CJUE ou de la Cour de cassation qui ont donné lieu à une jurisprudence précise, en réponse à des questionnements précis, qu’ont parfaitement analysés Virginie Renaux-Personnic et Joël Colonna, auxquels il convient, notamment, de se référer5.

Ce qui paraît évident, si l’on s’en tient au texte de l’article L. 1321-2-1 du Code du travail, c’est que le cantonnement actuel de la jurisprudence à un aspect parcellaire de la vie de l’entreprise (relations avec les clients, ports de signes religieux) ne peut plus correspondre au vœu exprimé nouvellement par le législateur : comme la protection des libertés et droits fondamentaux doit concerner tous les salariés et toutes les parties prenantes de l’entreprise, la restriction de la manifestation des convictions des salariés va concerner tous les salariés, car tous les salariés doivent jouir en même temps de leurs libertés et droits fondamentaux, même si la justification des nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise doit être identifiée, mais elle peut être inhérente aussi au respect des libertés et droits fondamentaux de la collectivité des salariés dont les composantes individuelles doivent être protégées contre une immixtion exprimée hors lieu et hors propos des convictions personnelles émises par un ou quelques salariés, que ces dernières soient politiques, philosophiques ou religieuses, ou parfaitement nourries les unes par les autres, ce qui nécessite une discipline amenée par le règlement intérieur sous l’autorité du chef d’entreprise responsable du bien-être de ses salariés.

Autrement dit, la meilleure façon de respecter la loi est de restreindre les convictions à la fois à raison de l’exercice naturel des libertés et droits fondamentaux, mais aussi à raison des nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise6.

II – La proportion au but recherché

Si cette expression, que l’on retrouve en modérateur utile en fin d’article L. 1321-2-1 du Code du travail, emprunte des éléments de langage d’une jurisprudence connue, issue de l’application de l’article L. 1121-1 du Code du travail, elle ne se situe pas dans un contexte de restrictions à la liberté religieuse. En effet, l’entreprise est un lieu de neutralité. Ce qui peut faire l’objet de restrictions par le règlement intérieur, ce sont les manifestations excessives, prosélytes, visibles, des convictions de certains salariés. Leur liberté religieuse n’est pas touchée dans l’expression de leur forum internum. Ces restrictions devront être adaptées pour assurer la protection des libertés et droits fondamentaux de tous les salariés, dans une approche collective. Elles concernent nécessairement toutes les convictions appréhendées de manière indistincte.

On va rencontrer l’application de deux textes qui ne traitent pas du même sujet exactement :

  • l’article L. 1121-1 du Code du travail qui concerne les droits et libertés de la personne au travail pour lesquels les restrictions à la liberté religieuse ne sont admises qu’à la double condition d’être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ;

  • l’article L. 1321-2 du Code du travail qui impose de proportionner au but recherché les restrictions de la manifestation des convictions des salariés. Et dans ce cadre, la liberté des uns, individuelle, s’arrête là où commencent les libertés et droits fondamentaux de tous les salariés (que l’aspect de prosélytisme d’un groupe ne cherche pas à se heurter au prosélytisme d’un autre groupe, ces groupes devant être disciplinés par l’impérative neutralité au sein de l’entreprise).

Dans le premier cas, les restrictions concernent la liberté religieuse elle-même et se trouvent cantonnées. Dans le second cas, c’est à la seule manifestation (qui n’est pas fondamentale) des convictions des salariés que les restrictions vont être établies.

III – L’exigence du règlement intérieur

La voie des restrictions est unique, étroite et exigeante : c’est celle du règlement intérieur édicté par l’employeur dans le respect des procédures de consultation et de dépôt pour qu’il soit opposable à tous les salariés.

Cela pose la question de l’intérêt et du positionnement des chartes édictées sur ces thèmes. Elles n’ont jamais permis de réguler précisément et de contraindre, sauf si elles ont été positionnées en annexe du règlement intérieur. Si elles n’ont pas été annexées au règlement intérieur, elles ont un intérêt pédagogique qui reste évident. Mais elles ne sont pas destinées, encore moins aujourd’hui qu’hier, à permettre une régulation. Mais la pédagogie est l’un des aspects importants de la compréhension des libertés et des droits fondamentaux de chacun. Cela peut rester le domaine des chartes, mais les restrictions mises en œuvre par l’entreprise empruntent la voie du règlement intérieur, outil unique choisi par le législateur. Il n’est pas certain qu’en ce domaine, l’employeur qui emploie moins de 20 salariés ait le pouvoir d’édicter une règle restrictive sans passer par la voie procédurale du règlement intérieur, même s’il n’y a pas d’exigence de règlement intérieur pour son entreprise et eu égard au caractère délicat de cette mise en œuvre, en même temps qu’à la généralité des termes de la loi.

Il ne faut pas oublier que la jurisprudence de la CJUE et de la Cour de cassation fait de l’exigence du règlement intérieur une nécessité absolue et il faut saluer la clairvoyance du législateur (et des représentants du ministère du Travail) d’avoir, très rapidement, relayé cette exigence qui clarifie le positionnement de l’entreprise (lieu de neutralité), le pouvoir de l’employeur (restreindre la manifestation de convictions politiques, philosophies, religieuses) dans un cadre policé. Le règlement intérieur fait l’objet de consultation des institutions représentatives du personnel, est déposé à la Direccte et est affiché aux yeux de tous. C’est donc un outil opposable.

En outre, l’exigence du contenu restera évidente car ce dernier sera soumis au contrôle de l’inspection du travail et, in fine, du Conseil d’État. On doit s’attendre à des contentieux sur ce sujet car l’interprétation de l’article L. 1321-2-1 du Code du travail donnera lieu à des avis divergents, ce qui ne veut pas dire que l’employeur devra renoncer à sa vision de son contenu, donc de son application.

Comme le rappelait régulièrement le doyen honoraire Boubli en parlant du rôle des juges : « Faites-nous de bonnes lois, nous vous ferons de bons jugements ». Il semble que l’article L. 1321-2-1 du Code du travail soit un bon dispositif. C’est en tout cas ce qu’on peut en penser.

Il ne faut pas oublier non plus que le règlement intérieur doit contenir un article qui condamne les agissements sexistes, ce qui n’est parfois pas si éloigné de l’expression excessive de certaines convictions7.

Notes de bas de pages

  • 1.
    C. trav., art. L. 1321-2-1. Cet article énonce : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».
  • 2.
    Renaux-Personnic V. et Colonna J., Le fait religieux en entreprise, 2018, PUAM.
  • 3.
    LPA 13 nov. 2017, n° 130g8, p. 4.
  • 4.
    9 janv. 2018.
  • 5.
    V. Renaux-Personnic V. et Colonna J., « Neutralité dans l’entreprise : le mode d’emploi de la Cour de justice de l’Union européenne », Gazette du Palais, 23 mai 2017, n° 20 p.57.
  • 6.
    La loi laisse la faculté de restreindre à raison des libertés et droits fondamentaux ou à raison des nécessités de bon fonctionnement de l’entreprise.
  • 7.
    C. trav., art. L. 1321-2.