Citoyens partout, citoyenneté nulle part ?

Publié le 23/10/2018

L’étude annuelle du Conseil d’État présentée à la presse le 27 septembre dernier porte cette année sur le thème : « La citoyenneté. Être (un) citoyen aujourd’hui ». Le Conseil d’État y émet 20 propositions pour faire de la citoyenneté un projet de société.

Humilité, c’est le mot qui est revenu le plus souvent dans la bouche des intervenants lors de la présentation le 27 septembre dernier de l’étude annuelle du Conseil d’État consacrée cette année à la citoyenneté. Visiblement, l’institution redoute de passer pour une donneuse de leçon ! Ses membres ont d’ailleurs hésité avant de choisir ce thème. « Le Conseil d’État n’est-il pas trop protégé, trop à l’écart de la société ? Nous siégeons dans une salle dont les murs évoquent certes la France laborieuse mais parée des couleurs d’un peintre », a confié le vice-président Bruno Lasserre. Une allusion aux allégories d’Henri Martin qui ornent les murs de la salle de l’Assemblée générale, consacrées à l’agriculture, le commerce, l’industrie et le travail intellectuel. Mais si nous ne le faisons pas, qui le fera ?, a-t-il ajouté. Soucieux de tenir cette position d’humilité, le Conseil a réalisé un nombre inhabituel de consultations sur le sujet : élus, éducateurs, philosophes, universitaires, représentants des cultes, représentants syndicaux… Il a également nourri ses réflexions lors des sept colloques organisés sur ce thème. Le constat, c’est que la citoyenneté est perçue comme étant en crise, mais paradoxalement, jamais le mot citoyen n’a été autant utilisé : on promeut des idées « citoyennes », on monte des projets « citoyens », on lance des consultations « citoyennes »…

Un corps politique et un partage de valeurs

L’étude ne pouvait pas aborder la question sans commencer par proposer une définition : « Être citoyen c’est faire preuve de la capacité de s’extraire de ses appartenances, sans les renier, pour prendre part aux affaires d’une communauté institutionnalisée. Cette communauté constitue un espace de neutralité dans lequel s’organisent un corps politique et un partage de valeurs ». Et le Conseil d’État ajoute, « dans notre idéal républicain, la communauté des citoyens s’incarne dans les trois piliers de la devise de la République : liberté, égalité, fraternité ». La citoyenneté désigne à la fois une vertu et un statut. Ce dernier est composé de droits et de devoirs dont le plus important, à la racine de tous les autres est celui de se soumettre à la loi. Partant de là, le Conseil d’État réfute l’idée, qu’il qualifie de trop simpliste, selon laquelle la citoyenneté en France serait en crise. Ses auditions lui ont montré au contraire l’importance et la variété des initiatives motivées par un objectif citoyen. En revanche, il constate que beaucoup de citoyens expriment des interrogations sur les concrétisations juridiques et institutionnelles de la citoyenneté. Ces interrogations s’incarnent dans trois phénomènes différents. D’abord, le Conseil d’État évoque une crise de confiance entre les Français et le système de représentation politique. Ce ne sont pas les fondements du système démocratique qui sont remis en cause, précise l’étude, mais ses représentants qui sont l’objet des critiques, en particulier en raison de leur manque d’écoute. Le deuxième phénomène est un sentiment d’incompréhension face à la persistance de fortes inégalités. Les fractures qui lézardent la société sont des obstacles au sentiment d’appartenance à une communauté nationale. Enfin, le Conseil d’État estime que si les droits n’ont cessé de s’étendre depuis la Seconde Guerre mondiale, « la perception des devoirs inhérents à la citoyenneté s’est brouillée ». Les raisons en sont à rechercher, selon lui, dans la fin de la conscription qui assurait le fondement de la défense du pays, l’évasion fiscale qui gangrène la contribution aux charges publiques, et l’intérêt général de la nation estompé par les commuautarismes et l’individualisme.

Toutefois, le Conseil d’État est convaincu que faire de la citoyenneté un projet de société pourrait avoir une vertu fédératrice. À condition de parvenir à susciter une mobilisation collective en actionnant trois leviers.

République oblige

Le premier consiste à favoriser la vie démocratique. Cela implique de valoriser l’engagement et le statut des quelque 500 000 élus locaux que l’on compte en France et qui souffrent bien injustement de la perte de crédibilité des politiques. Parmi les solutions qui pourraient revivifier la citoyenneté, le Conseil d’État croit beaucoup dans les civic techs, autrement dit l’ensemble des entreprises, associations, initiatives publiques ou privées s’adressant aux citoyens dont l’objet est de renforcer l’engagement citoyen la participation démocratique et la transparence des gouvernements via les outils du numérique (définition de France Stratégie). Ces initiatives visent essentiellement à promouvoir la transparence des informations, l’amélioration des interactions entre les élus et les citoyens, à organiser le montage de projets de financements, ou encore la participation à la prise de décision publique. Le Conseil d’État estime qu’une des pistes à explorer pourrait consister à associer davantage, sous réserve de les former, les citoyens à des mécanismes d’évaluation ex post des politiques publiques. Le deuxième levier est l’éducation. L’étude préconise par exemple la mise en œuvre d’une « pédagogie active de la solidarité destinée à équilibrer l’individualisme inhérent au monde contemporain ». Elle reprend à son compte la formule qualifiée « d’heureuse » du ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer : « chaque classe est une petite République parce que le sort de la République se joue dans chaque classe » ! Le Conseil d’État estime nécessaire de réaliser une analyse approfondie des trois premières années de mise en œuvre de l’enseignement moral et civique (2015-2018) pour savoir si les horaires conviennent, si la formation et les outils pédagogiques sont au rendez-vous ou encore si la réserve citoyenne est utilisée de manière optimale. Il préconise également la généralisation d’une formation minimale au droit avec les avocats, la création d’outils pour former les familles aux enjeux du civisme, des formations à la citoyenneté européenne ainsi que le renforcement de l’enseignement de la laïcité. Au-delà de l’école, il insiste sur l’importance de définir et de mettre en œuvre une politique publique destinée à assurer l’effectivité du principe d’égalité pour l’accès à un stage et la transition vers l’emploi et une meilleure pédagogie de la laïcité.

Le troisième levier consiste dans le soutien à l’engagement citoyen. Pour le Conseil d’État, le service civique est une « véritable école de la citoyenneté » qui doit être consolidé et amplifié. Il salue le projet du gouvernement à cet égard de créer un Service national universel (SNU) qui a le double mérite à ses yeux de « toucher l’intégralité des nouvelles classes d’âges » et de « donner une cohérence à l’ensemble des dispositifs ». Il recommande également la création d’un système de labellisation des dispositifs citoyens. L’idée consiste à aider les citoyens à opérer un tri au milieu de toutes les opérations dites « citoyennes » et dont le caractère citoyen n’est parfois qu’un argument de marketing. Au total, l’étude contient ainsi 20 propositions pour, conclut-elle, que le mot d’ordre des temps ancien de la chevalerie « noblesse oblige » trouve son pendant contemporain « République oblige »…

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