Faire du droit par temps de covid : mission impossible ?

Publié le 10/02/2022

Le droit et la justice ont eu à souffrir d’effets collatéraux non négligeables à l’occasion de la gestion de la pandémie. Me Michèle Bauer revient sur ces deux années écoulées et pose un regard de juriste sans concession sur la manière dont nos droits et libertés ont été bousculés.

Faire du droit par temps de covid : mission impossible ?
Photo : Sophie Cottin-Bouzat/Adobe

Le 16 mars 2020 est une date dont nous nous souvenons tous ; beaucoup d’entre nous ont ressenti de la sidération en même temps que nous découvrions le sens du mot « confinement ».

Depuis ce jour, nous avons dû petit à petit nous habituer à vivre dans un État où les droits sont bouleversés dès lors que l’état de droit s’est transformé en état d’urgence permanent.

Les libertés ont été réduites, le Parlement s’est affaibli et l’exécutif est devenu omnipotent, ceci dans l’indifférence quasi générale de la communauté des juristes.

En qualité de juriste, une  question légitime se pose : peut-on faire du droit par temps de covid ? Autrement dit, peut-on produire des règles justes, s’agissant du gouvernement et du législateur, et peut-on réellement pratiquer le droit quand on est avocat dans une telle période ?

Fabriquer le droit par temps de crise est une tâche ardue pour le Parlement

Depuis la crise sanitaire et le confinement, la procédure législative dite « accélérée » s’est généralisée : le Parlement ne lit qu’une seule fois le projet de loi. Au bout de plusieurs lois sur la crise sanitaire, les parlementaires de l’opposition se sont agacés du manque d’anticipation du gouvernement qui leur demandait d’examiner un projet en une semaine, ce qui impliquait d’y passer des journées et des nuits entières. A propos de cette précipitation à  voter les nouvelles lois sanitaires en « responsabilité » comme le justifient les parlementaires de la majorité, la sénatrice, Marie-Pierre  de la Gontrie a déclaré lors des débats sur le texte qui a introduit le passe sanitaire : « nous avons sans doute mal travaillé ».

Comme le note Stéphanie Henette Vauchez dans son livre « La démocratie en Etat d’Urgence » :

« Au-delà de son coût élevé en matière de droit et de droits et libertés, l’état d’urgence permanent compromet le fonctionnement de la démocratie, en ce sens qu’elle offre au pouvoir exécutif la possibilité d’affaiblir et d’esquiver un très grand nombre de mécanismes de contrôle censés limiter son action. » Pour ce Professeur de droit public, le parlement est affaibli. Ce dernier travaille sous injonctions multiples, à commencer par le fait que son vote est bien souvent réputé acquis avant même que d’avoir eu lieu.

Le Conseil constitutionnel quant à lui opère un contrôle de proportionnalité a minima et, quoi qu’il arrive, place l’objectif de protection de la santé  au-dessus de toutes libertés et droits. Ce qui pose une question sur cette institution : est-elle encore capable de faire du droit ? Le Conseil constitutionnel ne doit-il pas être réformé dans sa composition et dans son rôle ? Pourquoi ne pas nous inspirer de la Cour Suprême aux Etats-Unis dont Alpheus Thomas Mason dit qu’il « peut envoyer en enfer le Congrès, le Président et les gouverneurs des États ».

Voter des lois équilibrées et justes, par temps de covid, est-ce possible ? Cela semble utopique car en période d’état d’urgence, le pouvoir exécutif peut prendre des mesures limitant les libertés.  Ainsi, le Premier Ministre, sans passer par le vote d’une loi, a-t-il pu mettre en place un couvre-feu, autrement dit une limitation de la liberté fondamentale d’aller et venir sans que le Parlement n’ait son mot à dire. Le droit est ainsi  instrumentalisé  par le pouvoir exécutif qui a pu se placer dans une « toute puissance » temporaire et inquiétante.

Pratiquer le droit par temps de covid, un défi ?

La crise sanitaire a mis en exergue la « clochardisation » de la justice pour reprendre l’expression de l’ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas.

Confinement, sidération, ralentissement, paralysie, PCA (plan de continuation d’activité) pourraient être les quelques mots résumant cette crise sanitaire dans le domaine judiciaire.

Durant le confinement, les juges n’ont  pas pu juger, car les greffiers ne pouvaient pas authentifier les actes des magistrats.  Le télétravail n’ayant jamais été pensé ni même imaginé au sein de l’institution judiciaire,  les logiciels sécurisés ne pouvaient être « exportés » hors des murs des palais de justice.

Pour les avocats, la pratique du droit civil, de la famille ou le droit du travail par exemple, était totalement à l’arrêt. Les Prud’hommes ont fermé boutique, certains salariés n’ont jamais reçu leurs documents de rupture et leur dernier salaire,  mais presqu’aucune audience de référés n’était possible. Des justiciables à l’époque se sont retrouvés plongés dans la précarité financière mais aussi judiciaire, leurs droits ne pouvant plus devenir effectifs, pour cause de tribunaux confinés.

Juste avant le déconfinement, l’ambiance est devenue spéciale : on a autorisé des dépôts de dossiers sous réserve de l’ accord des deux parties, dans un bac isolé dans un coin sombre du palais. Voici que les écritures ont été soumises à « désinfection » pendant plusieurs jours pour éviter toutes contaminations venant des avocats !

Certains d’entre nous ont vécu  en matière pénale des audiences à distance, en pyjama sur leur canapé. Quelle  manière surréaliste de faire du droit !

L’après confinement a été une période de culpabilisation pour notre profession. Parce que nous avions eu  le malheur de devoir faire grève avant la crise sanitaire pour défendre notre système de retraite, on nous a accusés d’être à l’origine des retards. Nous avons subi ces réprimandes sans broncher, sous peine de nous faire foudroyer d’un regard réprobateur et soupçonneux.

Le passe vaccinal et les mauvais citoyens

Aujourd’hui, le passe sanitaire puis le passe vaccinal instaure un clivage parmi les citoyens. D’un côté il y aurait les bons, les responsables, qui se font vacciner. De l’autre, les mauvais qui « emmerdent » les non-vaccinés.

Certains de mes confrères, peu nombreux heureusement, trouvent d’ailleurs que les non-vaccinés sont peu défendables et refusent de prendre leur dossier en les envoyant se faire…vacciner.

Et même lorsque les non-vaccinés trouvent un avocat, la question est de savoir alors si celui-ci dispose de moyens de droit pour remettre en cause l’obligation vaccinale des soignants ou encore le passe sanitaire ou vaccinal dans une entreprise qui doit l’exiger de ses salariés.

L’avocat est démuni et ne peut que conseiller aux salariés de négocier avec leur employeur une rupture pour éviter une suspension trop longue de leur contrat de travail.

Les moyens de défense de ces non-vaccinés existent lorsque certains employeurs sont zélés et souhaitent imposer le passe vaccinal au sein d’entreprises qui n’y sont pas soumises. Elles sont plus nombreuses que l’on ne le croit, tant la préservation de la santé et de la sécurité des salariés est obsessionnelle dans certaines entreprises. L’opportunité de se débarrasser de certains employés contestataires explique aussi ce zèle.

Pour finir, est-ce que l’on peut faire du droit avec ce passe vaccinal, nos clients peuvent-ils se défendre, avons-nous les moyens de les aider ?

Cette question a été débattue devant le Conseil d’Etat qui a examiné un référé liberté déposé par deux de mes confrères considérant qu’il convenait d’élargir aux avocats et à leurs clients les dérogations au passe vaccinal dans les transports inter-régionaux. Cette contrainte porte atteinte à la liberté de circulation mais également au droit à un procès équitable. La décision était attendue pour le 9 février 2022.

A noter que le CNB avait fait déposer un amendement afin que cette dérogation au passe vaccinal puisse s’appliquer aux justiciables devant se rendre à une convocation judiciaire et emprunter les transports inter-régionaux pour ce faire.

En conclusion, faire du droit par temps de covid n’est pas impossible mais compliqué car peu de juristes se risquent à cet exercice. Se laisser bercer par la petite musique des lois sanitaires et des décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’état est une douce sécurité qui rassure quitte, en échange, à sacrifier sa liberté de penser.

 

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