Dirigeant caution d’un emprunt social inconsidéré : la chambre commerciale aurait-elle du cœur ?
La chambre commerciale pose ici pour règle qu’une banque est tenue d’un devoir de mise en garde à l’égard d’une caution non avertie lorsque, au jour de son engagement, celui-ci n’est pas adapté aux capacités financières de la caution ou il existe un risque de l’endettement né de l’octroi du prêt garanti, lequel résulte de l’inadaptation du prêt aux capacités financières de l’emprunteur.
Mais la gérante qui contracte pour sa société un emprunt inconsidéré en vue de financer l’acquisition d’un fonds de commerce, et qui se porte caution de cette opération risquée, doit-elle bénéficier d’une telle mansuétude si elle dispose personnellement de moyens patrimoniaux suffisants ?
Cass. com., 15 nov. 2017, no 16-16790, BPOC c/ Mme C. Z épouse X, FS–PBI
1. Nul spécialiste du droit de la responsabilité civile n’a oublié le titre en forme d’apostrophe que le professeur François Chabas avait choisi pour traiter du revirement de la Cour de cassation en matière de réparation du préjudice que le décès accidentel de son compagnon avait causé à une concubine1. Nous nous permettons, en hommage au grand civiliste, de transposer son titre en forme d’interrogation pour présenter quelques observations sur une curieuse – tout au moins pour nous – extension de l’obligation de mise en garde incombant au banquier à laquelle la chambre commerciale a cru devoir procéder par l’arrêt rapporté2.
Il ressort du pourvoi qui avait été soumis à la Cour de cassation qu’une enseignante en musique, malheureusement privée d’emploi, avait choisi de faire acquérir par la société qu’elle avait constituée un fonds de commerce de salon de thé dansant-restaurant, pour un montant entièrement financé par un emprunt bancaire, qu’elle avait pour partie garanti en souscrivant un cautionnement solidaire ; la banque avait été rassurée par la présentation d’une attestation notariée qui faisait état de la propriété d’un bien immobilier dont la valeur représentait plus de trois fois le montant du prêt garanti par la caution. Cependant, sans doute dépourvue de la moindre expérience, la gérante n’avait pu éviter la ruine de son entreprise et l’ouverture d’une procédure collective.
À défaut de pouvoir recouvrer sa créance contre la société emprunteuse, la banque s’était tournée vers la caution, qui avait répliqué en se prévalant de la responsabilité bancaire : la banque ne l’aurait pas mise en garde sur le risque d’endettement excessif de sa société et, par conséquent, sur le risque d’une mise en œuvre de la garantie souscrite. Les juges du fond avaient suivi l’argumentation de la gérante : il aurait incombé à la banque de mettre en garde la gérante, « profane », sur le risque que faisait courir un emprunt trop lourd pour sa société, retentissant nécessairement sur l’engagement souscrit en qualité de caution ; en conséquence la banque, réputée défaillante dans son devoir de mise en garde, avait été condamnée à verser d’importants dommages et intérêts à la demanderesse.
La chambre commerciale de la Cour de cassation a également été convaincue par cet argumentaire, en y ajoutant qu’il importait peu que l’engagement contracté à titre personnel par la gérante « fût adapté à ses propres capacités financières ».
2. Sur l’attribution au dirigeant, voire à l’associé principal qui s’est porté caution d’engagements sociaux, du qualificatif « averti » ou « non averti » (auparavant : « informé » ou « profane »), on sait que la Cour de cassation fait désormais preuve d’une grande bienveillance, tout au moins au profit du dirigeant ou de l’associé personne physique3.
L’évolution en ce sens de la jurisprudence de la chambre commerciale, sensible à partir de 20124, est devenue manifeste par une série d’arrêts rendus en 2016 qui ont clairement renversé la présomption, simple, d’une parfaite maîtrise de l’information sur le risque personnel du cautionnement que les juges faisaient peser antérieurement sur le dirigeant ou sur l’associé prépondérant, qui s’était porté caution de sa société5.
Le dirigeant social, ou le principal associé, n’est donc plus réputé par principe caution « avertie » ou « informée » lorsqu’il conforte de son cautionnement les engagements sociaux ; c’est ce qu’ont confirmé les décisions intervenues en 20176.
3. Il ressort de cette nouvelle approche jurisprudentielle de la qualité de « caution avertie » qu’il revient aujourd’hui au créancier garanti par le cautionnement d’un dirigeant ou d’un associé prépondérant de rapporter la preuve que l’expérience, les connaissances et les compétences de la caution, personne physique, lui permettaient d’apprécier l’incidence sur sa situation personnelle d’une éventuelle défaillance de la société, débitrice principale.
Cette inversion de la charge de la preuve s’articule, lorsque le créancier garanti est un prêteur professionnel – un banquier dispensateur de crédit , avec la preuve de l’exécution du devoir particulier de mise en garde7 qui incombe au professionnel au bénéfice de la caution d’un prêt lorsque cette caution est « profane »8.
4. C’est là que se situe certainement l’apport majeur du présent arrêt. Ainsi, il est rappelé en premier lieu – ce qui n’innove en rien au regard de ce qui était acquis en jurisprudence – que le devoir de mettre en garde une caution non avertie s’impose d’abord au banquier lorsque, au jour où la caution s’engage, cet engagement n’est pas adapté à ses capacités financières.
Mais surtout, le devoir de mise en garde pèserait aussi sur le banquier prêteur au profit de la caution non avertie lorsque le prêt consenti était inadapté aux capacités financières de l’emprunteur, induisant de la sorte un risque de l’endettement né de l’octroi du prêt garanti, peu important en ce cas que l’engagement de la caution fût adapté à ses propres capacités financières.
5. C’est ce qu’avaient constaté les juges du fond : selon eux, quoique gérante de la société emprunteuse, la caution était néophyte et l’opération qu’elle projetait « était vouée à l’échec dès son lancement » ; dès lors, le banquier qui avait financé cette opération aurait dû alerter la caution sur le danger d’un endettement inconsidéré, quelles que fussent les capacités financières personnelles de cette caution. Cela revient à reprocher au banquier d’avoir accepté de financer, en connaissance présumée d’un risque majeur de défaillance de l’emprunteur, l’acquisition du fonds de commerce par la société qu’avait constituée une caution inexpérimentée.
En conséquence, on ne peut que conseiller au rédacteur d’acte, de façon générale, qu’il prenne soin, par un préambule, par une clause de déclaration ou de révélation, de préciser que le souscripteur, agissant au nom de l’emprunteur et, éventuellement, en qualité de caution, a une parfaite connaissance des caractères spécifiques de l’opération financée et garantie, et une complète conscience, pour avoir été informé et alerté, des risques qui naîtraient d’une défaillance de l’emprunteur et de l’appel subséquent de la garantie9. Sous réserve qu’une formulation stéréotypée n’en fasse pas une clause de style, une telle disposition devrait faciliter au dispensateur de crédit la preuve qu’il a satisfait à son devoir de mise en garde.
6. Si on rapporte la solution au cas de figure de l’espèce, on peut comprendre que les juges du fond aient voulu parvenir à une issue humaine, car l’unique actif patrimonial dont disposait la gérante néophyte et caution imprudente était la résidence familiale. Mais doit-on généraliser cette solution ?
Il est permis de s’interroger car l’hypothèse n’est pas celle du soutien abusif d’une entreprise en difficulté reproché à un dispensateur de crédit – dont, au demeurant, l’article L. 650-1 du Code de commerce s’efforce aujourd’hui d’atténuer la responsabilité – mais celle du devoir de mise en garde qui incomberait au banquier lors d’une création d’entreprise. La question est de savoir qui doit supporter prioritairement le risque d’entreprendre : le banquier qui accepte de financer la création d’entreprise ou l’entrepreneur qui s’aventure à l’aveugle et se porte caution des engagements de la société qu’il crée, tout en avançant la détention de moyens patrimoniaux suffisants à rassurer le banquier ? Incombe-t-il au banquier de materner en ces circonstances les apprentis entrepreneurs ou bien ceux-ci ne doivent-ils pas d’abord se former, s’informer et assumer ?
En toute hypothèse, il nous semble qu’en faisant peser sur le banquier dispensateur de crédit le devoir de mettre en garde le créateur d’entreprise, qui se porte caution de l’emprunt contracté pour le compte de son entreprise, sur le « risque de l’endettement né de l’octroi du prêt garanti » résultant de l’inadaptation du prêt aux capacités financières de l’entreprise, quand bien même l’engagement contracté par le créateur caution « fût adapté à ses propres capacités financières », la chambre commerciale va au-delà de la protection qu’un célèbre arrêt rendu en chambre mixte accordait à une épouse, co-créateur d’entreprise, caution avec son époux de l’emprunt contracté, mais en considération ici « des capacités financières » de la caution, à l’évidence inadaptées en cette espèce10. La chambre commerciale paraît donc en pointe de la protection que le devoir bancaire de mise en garde apporte à la caution.
7. N’y a-t-il pas d’ailleurs, au moins en apparence, un paradoxe si l’on considère que, 4 mois avant de rendre l’arrêt rapporté, la même chambre refusait, par une autre décision portant d’identiques marques de diffusion (PBI), d’appliquer les dispositions de l’article L. 650-1 à l’action en responsabilité engagée contre une banque par une caution non avertie qui lui reprochait de ne pas l’avoir mise en garde contre les risques de l’endettement né de l’octroi du prêt qu’elle cautionnait11 ? Certes, objectera-t-on à juste raison, la finalité de l’article L. 650-1 est d’abord d’obtenir la réparation des préjudices subis du fait des concours fautivement consentis, et non pas la réparation du préjudice de perte de chance de ne pas souscrire le cautionnement litigieux : l’action de la caution était certainement mal fondée en cette espèce.
Néanmoins, le rapprochement des décisions laisse un sentiment de malaise au regard d’une protection éventuellement différenciée des cautions profanes : vérité d’une parfaite protection au bénéfice du créateur d’entreprise qui se porte caution, erreur au-delà ? Il semble bien, en tout cas, que la chambre commerciale entende aujourd’hui comme règle générale que le devoir bancaire de mise en garde veille sur le créateur néophyte d’entreprise, caution inexpérimentée de celle-ci.
Notes de bas de pages
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1.
Chabas F., « Le cœur de la Cour de cassation », D. 1973, chron., p. 211.
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2.
À propos duquel v. JCP G 2017, 1256, 2165, obs. Lasserre Capdeville J. ; v. également D. 2017, p. 2573, note Albigès C. ; BRDA 24/17, p. 13, n° 13 ; JCP E 2018, 1010, note Legeais D. ; BJS janv. 2018, n° 117e5, p. 34, note Juillet C.
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3.
Soulignant ainsi « l’appréhension bienveillante de la qualité de caution avertie », v. Martial-Braz N., note sous Cass. com., 13 sept. 2017, n° 15-20294, F-PBI : Rev. sociétés 2018, p. 23, spéc. II, p. 26. Sur l’ensemble de la question, v. nota. : Gibirila D., « Le dirigeant caution », Journ. sociétés n° 116, févr. 2014, p. 50. Antérieurement, dénonçant la rigueur dont les juges faisaient preuve envers le dirigeant qui s’est porté caution : Legeais D., « La caution dirigeante », in Mélanges B. Bouloc, 2006, Dalloz, p. 599, spéc. p. 608.
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4.
Dans un cas de figure où la cour d’appel avait pris soin de relever l’inexpérience manifeste d’une gérante dans la gestion des affaires sociales : Cass. com., 11 avr. 2012, n° 10-25904 : Bull. civ. IV, n° 76 ; D. 2012, p. 1117. De même pour des époux dirigeants dépourvus de compétence particulière en matière financière : Cass. com., 27 nov. 2012, n° 11-25967, F-D : Gaz. Pal. 13 déc. 2012, n° J1856, p. 13, obs. Albigès C. ; Rev. sociétés 2013, p. 423, note Riassetto F. ; Dr. & patr. févr. 2013, p. 80, obs. Dupichot P.
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5.
V. particulièrement : Cass. com., 22 mars 2016, n° 14-20216, FS-PB : BJS mai 2016, n° 114z3, p. 247, note Barbièri J.-F. ; D. 2016, p. 1955, obs. Crocq P. ; RD bancaire et fin. 2016, comm. 117, note Legeais D. ; v. aussi les nombreux arrêts prononcés en 2016 que cite le doyen Simler P., JCP G 2017, 1239, 2132, n° 8.
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6.
V. nota. : Cass. com., 18 janv. 2017, n° 15-12723, F-PB : D. 2017, p. 212 ; JCP E 2017, 1102, note Legeais D. ; Rev. sociétés 2017, p. 282, note Ansault J.-J. ; AJCA 2017, p. 122, obs. Houtcieff D. ; RTD com. 2017, p. 625, obs. Lecourt A. Cass. com., 20 avr. 2017, n° 15-15096, F-D : RD bancaire et fin. 2017, comm. 113, obs. L. D. – Cass. com., 13 sept. 2017, n° 15-20294, F-PBI : Rev. sociétés 2018, p. 23, note Martial-Braz N.
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7.
Cass. com., 17 nov. 2009, n° 08-70197 : Bull. civ. IV, n° 144 ; JCP E 2010, 1000, note Legeais D.
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8.
Sur cette articulation de preuve, v. par ex. nos obs. sous Cass. com., 22 mars 2016, n° 14-20216, FS-PB : BJS mai 2016, n° 114z3, p. 247, spéc. n° 5, in limine. V. aussi la jurisprudence citée par Lasserre Capdeville J. et par Albigès C., obs. et note préc. supra, note 2.
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9.
V. déjà notre conseil in BJS mai 2016, n° 114z3, p. 247, spéc. n° 5, in fine.
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10.
Cass. ch. mixte, 29 juin 2007, n° 06-11673, F-PBRI : D. 2007, p. 2081, note Piédelièvre S. ; ibid. Pan., p. 878, obs. Martin D.-R. ; JCP G 2007, II 10146, note Gourio A. ; RTD com. 2007, p. 579, obs. Legeais D. ; RTD civ. 2007, p. 779, obs. Jourdain P. ; RD bancaire et fin. 2007, comm. 174, obs. Crédot F.-J. et Samin T.
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11.
Cass. com., 12 juill. 2017, n° 16-10793, F-PBI : D. 2017, p. 1469 ; BRDA 17/17, p. 10, n° 12.