Refus d’agrément : jusqu’à quel point faut-il défendre le privilège du constructeur ?

Publié le 31/10/2019

La chambre commerciale de la Cour de cassation a estimé que dans le cadre d’un réseau de distribution sélective quantitative, l’obligation générale de bonne foi n’imposait pas au constructeur de sélectionner les distributeurs sur la base de critères qualitatifs. En matière de distribution automobile, la distribution sélective quantitative n’existe pas et la Cour de cassation a fondé son analyse sur une prémisse erronée. En l’occurrence, le constructeur avait lui-même revendiqué la mise en œuvre d’une distribution sélective qualitative et quantitative, et défini des critères qualitatifs. La cour d’appel était donc fondée à lui reprocher de s’en être affranchi de mauvaise foi.

Cass. com., 27 mars 2019, no 17-22083, FS–PB

La chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu un arrêt le 27 mars 2019 en matière de refus d’agrément, statuant sur un litige né des circonstances suivantes. Fiat a repris le réseau de Jeep et décidé d’intégrer à son propre réseau une partie des distributeurs Jeep. Les contrats de l’ensemble des concessionnaires Jeep ont été résiliés, pour que Fiat soit en mesure d’opérer la sélection de certains d’entre eux. Dans notre espèce, le concessionnaire Jeep résilié a fait acte de candidature, concurremment avec le concessionnaire Fiat local. Le concessionnaire Fiat a été choisi, alors qu’en difficulté, il ne remplissait pas les critères financiers du concédant. Le concessionnaire Jeep a fait grief à Fiat de son refus d’agrément et obtenu la condamnation du concédant, aux termes d’un arrêt rendu le 24 mai 2017 par la cour d’appel de Paris, qui a jugé que ce refus revêtait un caractère fautif1.

Saisie du pourvoi de Fiat, au visa de l’article 1382 du Code civil, du principe de la liberté contractuelle et de la liberté du commerce et de l’industrie, la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé l’arrêt rendu par la cour d’appel :

« Attendu que pour dire que le refus d’agrément de la société Catia constitue une faute de la société FCA et condamner la seconde à payer à la première une indemnité, l’arrêt, après avoir constaté que la société FCA était à la tête d’un réseau de distribution sélective quantitative, énonce que le “concédant” était tenu, dès la phase précontractuelle, de respecter son obligation générale de bonne foi dans le choix de son cocontractant et en déduit que le titulaire du réseau doit sélectionner ses distributeurs sur le fondement de critères définis et objectivement fixés et appliquer ceux-ci de manière non discriminatoire ;

Qu’en statuant ainsi, alors que l’exigence de bonne foi ne requiert pas, de la part de la tête d’un réseau de distribution la détermination et la mise en œuvre d’un tel processus de sélection, la cour d’appel a violé les texte et principe susvisés »2.

1. L’article 1134 du Code civil a édicté une obligation contractuelle de bonne foi, que la Cour de cassation a érigé en principe général, considérant qu’elle s’imposait non seulement dans l’exécution des contrats, mais également dans les rapports qui préludaient à sa conclusion3.

Le nouvel article 1104 du Code civil a consacré cette approche, sans aucune ambiguïté : « Les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi. Cette disposition est d’ordre public ».

Une lecture rigoureuse de la décision de la chambre commerciale conduit à retenir que, dans le cadre d’un réseau de distribution sélective strictement quantitative, la bonne foi ne commande pas au concédant d’opérer la sélection de ses distributeurs sur la base de critères qualitatifs. Si cette solution paraît s’imposer de façon assez naturelle, on peut quand même déplorer qu’elle paraisse concevoir la possibilité de poser des limites à la bonne foi.

En autorisant le choix discrétionnaire des distributeurs, la jurisprudence reconnaîtrait ainsi comme un droit légitime, une sélection qui ne ferait aucun cas des mérites respectifs des candidats et qui s’opérerait dans la seule considération des motifs égoïstes du concédant, sans tenir aucun compte des intérêts non moins légitimes du candidat évincé. En sorte qu’un interprète un tant soit peu zélé (n’est-ce pas la vocation de tout interprète ?), pourrait désormais considérer qu’au moment d’opérer la sélection des distributeurs, le concédant serait exempté de l’obligation générale de bonne foi.

2. Le principe de la liberté du commerce et de l’industrie a été arrêté par l’article 7 de la loi des 2 et 17 mars 1791 (le décret d’Allarde) : « À compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ». Ce principe s’est vu reconnaître une valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel4. La portée universelle de ce principe oblige à considérer qu’il ne vaut pas seulement pour le concédant, mais profite dans la même mesure au distributeur.

La liberté du commerce et de l’industrie, ou la liberté d’entreprendre, autorise le fournisseur à organiser librement le mode de distribution de ses produits et dans ce cadre, à sélectionner ceux qu’il autorisera à y participer. Mais ce principe reconnaît de la même manière aux distributeurs le droit de faire librement commerce des produits mis sur le marché par le concédant.

Le juge fait la balance entre ces droits antagonistes, en reconnaissant la possibilité au concédant de réserver la distribution de ses produits à des commerçants sélectionnés, à condition que cette sélection soit opérée de manière objective, sur la base de critères prédéfinis et de façon non discriminatoire5. Le principe de la liberté contractuelle est ménagé, dans la mesure où le concédant définit seul et librement les critères de la sélection.

Dans cet environnement, la jurisprudence qui conforte le choix discrétionnaire des distributeurs sur la seule évocation d’une distribution sélective quantitative, revêt le caractère d’une anomalie. L’unique justification présentée au soutien de cette approche, réside dans un arrêt rendu par la Cour de justice sur une question préjudicielle le 14 juin 20126. Dans le cadre de cette décision, la Cour de justice a livré une interprétation du règlement d’exemption de la Commission, exactement contraire à celle que la Commission elle-même a exprimée dans ses lignes directrices, en considérant que l’exemption par catégorie bénéficiait au constructeur qui sélectionnait ses distributeurs sur la seule base de critères quantitatifs7. L’autorité d’une telle analyse était d’ailleurs ruinée par un attendu qui témoigne de la rigueur approximative du raisonnement : « Le fait que, dans la pratique, les systèmes de distribution de véhicules automobiles neufs comportent très souvent des critères tant qualitatifs que quantitatifs est sans incidence à cet égard, ainsi que JLR et la Commission européenne l’ont reconnu, en substance, lors de l’audience »8. Force est de constater que jusqu’à présent, cette difficulté – assez incontournable, dès lors qu’elle procède de faits dont la réalité ne peut être éludée – n’a pas été surmontée de manière beaucoup plus convaincante.

3. La méthode adoptée par la chambre commerciale prête également à discussion, dans la mesure où sa décision est tout entière appuyée sur un postulat erroné, se référant à une imprécision de l’arrêt contesté, qui énonçait qu’« ayant choisi d’adopter un système de distribution sélectif quantitatif, le concédant se devait (…) de sélectionner ses concessionnaires selon les critères qu’il s’était fixés (…) »9. Ainsi, la chambre commerciale a-t-elle retenu la qualification de distribution sélective quantitative, sans relever que, dans la même phrase, la cour d’appel visait les critères de sélection mis en œuvre par le concédant, que ce dernier justifiait expressément par la mise en œuvre d’une distribution sélective qualitative et quantitative. De sorte que la chambre commerciale s’est positionnée sur une hypothèse qui n’est pas celle du litige. En réalité, ni la cour d’appel, ni le concessionnaire évincé d’ailleurs, n’ont jamais prétendu que la bonne foi commandait la sélection sur la base de critères objectifs.

Un petit retour en arrière s’impose. La distribution d’automobiles était autrefois régie par des contrats de concession exclusive. La jurisprudence retenait que, dans ce cadre, le fournisseur choisissait ses distributeurs à peu près discrétionnairement. Animé d’une volonté affichée de casser ce modèle pour voir émerger des formes alternatives de distribution – il a échoué dans cette tentative –, le législateur communautaire a adopté le règlement d’exemption n° 1400/2002 et fait peser la menace d’une arrivée sur le marché des acteurs de la grande distribution, qui disposaient déjà de structures immobilières disponibles à la vente de voitures neuves. Les constructeurs ont réagi en élaborant des contrats de distribution sélective, désormais assortis de critères de sélection précis et suffisamment élevés pour interdire l’accès à de nouveaux entrants. Tous les contrats ont été résiliés, dans tous les réseaux, pour être remplacés par cette nouvelle formule en 2003, désormais assortie de standards de représentation extrêmement exigeants. De cette époque date l’adoption à peu près uniforme d’un schéma de distribution sélective qualitative (les standards de représentation) et quantitative (le numerus clausus).

Pour être tout à fait clair : il n’existe aucun réseau de distribution d’automobiles, fondé sur un modèle de distribution sélective purement quantitative. Il faut encore ajouter que, dans l’esprit de la Commission européenne, qui a défini le cadre légal de la distribution d’automobiles, la distribution sélective quantitative est comprise comme une distribution sélective qualitative à laquelle le concédant a ajouté un critère quantitatif :

  • « (…) il convient de faire la distinction entre la distribution sélective purement qualitative et la distribution sélective quantitative. La première consiste à agréer les revendeurs sur la seule base de critères objectifs requis par la nature du produit tels que la formation du personnel de vente, le service fourni dans le point de vente, l’assortiment des produits vendus, etc. (…) La distribution sélective quantitative ajoute d’autres critères de sélection qui limitent plus directement le nombre potentiel de revendeurs agréés (…) »10 ;

  • « alors que la distribution sélective qualitative suppose la sélection de distributeurs ou de réparateurs uniquement sur la base de critères objectifs exigés par la nature du produit ou du service, la sélection quantitative ajoute des critères de sélection supplémentaires qui limitent plus directement le nombre potentiel de distributeurs (…) »11.

Dans notre espèce, le concédant a revendiqué de manière expresse la création d’un réseau de distribution sélective à la fois « qualitatif et quantitatif », dans le préambule de son contrat, faisant ainsi le choix d’une sélection de ses distributeurs sur la base de critères objectifs, c’est-à-dire concrètement, en fonction de leur conformité aux standards qu’il a définis. Cette analyse était confirmée sans ambiguïté par le texte de son contrat, le concédant y indiquant expressément que ses standards de vente désignaient « les critères d’accès auxquels il devra répondre pour devenir (…) membre du système de distribution ». Ces standards étaient précisément détaillés en annexe au modèle du contrat et ont été formellement communiqués au candidat, quoique tardivement, comme l’a relevé la cour. L’argument du concessionnaire, accueilli par la cour d’appel, consistait donc très simplement à soutenir que le concédant ne pouvait s’abstraire des critères qu’il avait lui-même librement définis et présentés comme le fondement de la sélection de ses distributeurs :

« Il ne peut sélectionner ses concessionnaires à la suite d’un appel à candidature, sans justifier les motifs de son choix au regard des critères de sélection qu’il s’est lui-même fixé.

(…) le concédant se devait (…) de sélectionner ses concessionnaires selon les critères qu’il s’était fixés, au nom du principe général de bonne foi (…) »12.

Considérant que le concédant s’était délibérément écarté des principes qu’il avait lui-même définis pour opérer la sélection de ses candidats, et observant au passage que le concessionnaire sélectionné était celui des deux qui ne remplissait pas les critères, la cour d’appel paraît avoir pertinemment retenu qu’il avait manqué à l’obligation générale de bonne foi.

La revendication d’une sélection tout à la fois qualitative et quantitative, confirmée par la production de pièces aussi peu contestables que le contrat rédigé par le concédant lui-même, constituait donc la réalité factuelle de ce contentieux. Il est important de rappeler que cette circonstance n’est pas propre au concédant visé dans cette espèce, mais qu’elle est habituelle et se retrouve pratiquement de la même manière dans les réseaux des différentes marques présentes sur le marché européen. Il n’en a pas été fait mention dans l’arrêt du 27 mars 2019. Ce qui est évidemment dommage, dans la mesure où les déclarations du concédant et l’orientation exactement contraire du comportement finalement adopté, caractérisaient d’évidence la mauvaise foi qui avaient fondé la demande du candidat évincé, puis la décision de la cour d’appel.

Cette oblitération est d’autant plus fâcheuse, que pour sa part, l’avocat général avait clairement et scrupuleusement restitué les termes du débat, pour conclure au rejet pur et simple du pourvoi de Fiat, à l’exact contraire du conseiller-rapporteur :

« Le premier grief fait état d’un réseau de distribution sélective “quantitative” pour en inférer que la société, en tant que titulaire d’un tel réseau, dispose d’une liberté de choix de ses distributeurs agréés au regard de critères suffisamment précis, ainsi vérifiables, et que son obligation de bonne foi ne lui impose pas de critères objectifs, mis en œuvre de manière uniforme et indifférenciée, alors même que ses conclusions antérieures mentionnaient un système de distribution sélective qualitatif et quantitatifcomportant également, sans conteste, des critères qualitatifs établis par elle-même et sur le respect desquels la cour d’appel a donc dû tout logiquement statuer.

Comme les évoque d’ailleurs le rapport (en page 5, in fine), ces critères qualitatifs ont été exposés, somme toute assez nettement par la société titulaire de ce réseau de distribution pour être ensuite examinés suffisamment attentivement par l’arrêt attaqué : la cour d’appel n’y a nullement remis en cause le choix desdits critères par ladite société, mais a naturellement exigé d’elle leur mise en œuvre transparente et de bonne foi, dès la phase précontractuelle, à l’occasion de la sélection des candidats à l’agrément.

La cour d’appel n’a donc d’aucune manière méconnu les principes de liberté contractuelle et de liberté du commerce et de l’industrie.

Elle a seulement considéré que le refus d’agrément opposé à la société concessionnaire n’était pas accompagné des appréciations rendues nécessaires par l’établissement de critères librement définis par la société titulaire du réseau de distribution elle-même, de sorte que la critique manque en droit »13.

Il nous semble par conséquent imprudent de tenir l’arrêt du 27 mars 2019 pour une décision exemplaire, pour la raison qu’elle s’affranchit de la réalité factuelle et juridique des contestations qu’elle est censée régler.

Notes de bas de pages

  • 1.
    CA Paris, 4e ch., 24 mai 2017, n° 15/12129.
  • 2.
    Cass. com., 27 mars 2019, n° 17-22083.
  • 3.
    Cass. 1re civ., 31 oct. 2012, n° 11-15529.
  • 4.
    Cons. const., 16 janv. 1982, n° 81-132 DC ; Cons. const., 13 déc. 1985, n° 85-198 DC ; Cons. const., 5 août 2015, n° 2015-715 DC.
  • 5.
    Champalaume C., Le principe de la liberté du commerce et de l’industrie et de la libre concurrence, rapport annuel de la Cour de cassation, 2001. CA Paris, 23 mars 2011, n° 09/17150, Heurgon et Huguenin c/ Audemars Piguet.
  • 6.
    CJCE, 14 juin 2012, n° C-158/11, Auto 24 c/ Jaguar Land-Rover.
  • 7.
    Étant observé qu’à ce stade, la portée de la décision de la Cour de justice se limitait à l’interprétation du règlement communautaire d’exemption par catégorie.
  • 8.
    CJCE, 14 juin 2012, n° C-158/11, Auto 24 c/ Jaguar Land-Rover, pt 34.
  • 9.
    CA Paris, 24 mai 2017, n° 15/12129, p. 6, § 8.
  • 10.
    Lignes directrices sur les restrictions verticales, communication de la Commission, 10 mai 2010, pt 175.
  • 11.
    Lignes directrices supplémentaires sur les restrictions verticales dans les accords de vente et de réparation de véhicules automobiles et de distribution de pièces de rechange de véhicules automobiles, JOCE C 138/05, 28 mai 2010, communication de la Commission, p. 22, pt. 44.
  • 12.
    CA Paris, 24 mai 2017, n° 15/12129, p. 6, § 7, 8.
  • 13.
    Avis de Michel Debacq, avocat général.
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