Les dépenses de gestion courante d’une exploitation agricole propre à un époux n’ouvrent pas droit à récompense

Publié le 25/02/2022
Tracteur dans un champs
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N’ouvre pas droit à récompense au profit de la communauté le paiement, au moyen des revenus bruts d’une exploitation agricole propre à un époux, des dépenses résultant de la gestion courante de celle-ci, tels le remplacement d’un matériel amorti ou l’entretien des biens mobiliers ou immobiliers affectés à l’exploitation.

Cass. 1re civ., 13 oct. 2021, no 19-24008, FS–B

Charges usufructuaires, et instruments de travail. Dans notre affaire1, aux termes d’un arrêt d’appel du 29 janvier 2013, le divorce de M. Q. et de Mme E., mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts, est prononcé. Cependant, des difficultés étant apparues lors de la liquidation de leurs intérêts patrimoniaux, Mme E. a assigné M. Q. en partage. La cour d’appel de Colmar décide que pour déterminer l’avantage procuré à l’exploitation agricole de M. Q., il convient de retenir le seul élément versé aux débats permettant d’évaluer la valeur du matériel à la date du mariage, à savoir une étude produite par celui-ci et émanant de l’association de gestion et de comptabilité avec lequel il est en relation de longue date. Elle ajoute que, si l’étude n’a pas été menée contradictoirement, il s’agit d’un document précis et détaillé, qui se fonde sur des documents objectifs, à savoir les bilans comptables de l’exploitation en cause. La Cour de cassation censure les juges du fond au visa des articles 1485, 1404, alinéa 2, et 1406 du Code civil en considérant que seul le solde des emprunts afférents au remplacement d’un matériel amorti devait être supporté à titre définitif par la communauté à compter de sa dissolution, le solde relatif à l’acquisition du nouveau matériel devant être supporté par M. Q. La Cour de cassation revient sur la distinction entre les dépenses de conservation ou d’amélioration et les dépenses d’entretien d’un bien propre (I), dans le cadre de l’acquisition de biens affectés à une exploitation agricole (II).

I – Distinction entre les dépenses de conservation ou d’amélioration et les dépenses d’entretien d’un bien propre

Dichotomie. Pour la doctrine civiliste comme pour la jurisprudence civile, il est nécessaire d’opérer une distinction entre les dépenses de conservation ou d’amélioration d’un bien propre (A) et les dépenses d’entretien d’un bien propre (B).

A – Les dépenses de conservation ou d’amélioration d’un bien propre

Notion de dépenses de conservation et d’amélioration. Mettant fin à une controverse jurisprudentielle concernant les dépenses effectuées pour la conservation juridique d’un bien propre2, la Cour de cassation a décidé que ces dépenses sont à la charge définitive de l’époux propriétaire3. L’arrêt Authier a été abondamment commenté et critiqué, au motif notamment que « la Cour de cassation n’a pas ouvertement indiqué que les revenus des biens propres étaient des acquêts ; elle s’est contentée d’affirmer – ce qui est tout de même assez différent – leur affectation à la communauté »4.

En effet, la Cour de cassation n’a guère été prolixe en décidant que pour déterminer la somme due par un époux, en cas de règlement des annuités afférentes à un emprunt souscrit pour l’acquisition d’un bien qui lui est propre, il y a lieu d’avoir égard à la fraction ainsi remboursée du capital, à l’exclusion des intérêts qui sont une charge de la jouissance. Elle a ainsi jugé que la cour d’appel avait violé les textes susvisés5. Selon un auteur, la portée de l’arrêt Authier signifiait « que les fruits et revenus des biens propres étaient simplement affectés à la masse commune, ce qui exprimait davantage une destination qu’une nature intrinsèque »6. Par la suite, la première chambre civile a énoncé très clairement, aux termes d’un arrêt de principe : « Attendu que les fruits et revenus des biens propres ont le caractère de biens communs… »7.

B – Les dépenses d’entretien d’un bien propre « charges usufructuaires »

Notion de charges usufructuaires. On s’accorde pour reconnaître que les charges usufructuaires correspondent à l’ensemble des dépenses et des frais qui incombent à l’usufruitier en contrepartie de la jouissance de la chose. Parmi les charges usufructuaires, on intègre les charges périodiques relatives au bien généré par la jouissance de ce dernier ainsi que les frais et dépenses d’entretien8. Selon le doyen Carbonnier, les charges usufructuaires reposent sur le principe suivant : « L’idée générale est que, dans la gestion d’une propriété, il y a des frais et des dettes qu’il est rationnel de payer avec les revenus et d’autres avec le capital. Si la propriété est démembrée, le passif de la première catégorie doit être à la charge de l’usufruitier, l’autre à la charge du nu-propriétaire ». Il est légitime de penser que, dans la mesure où les charges usufructuaires sont liées à la jouissance de la chose, elles doivent dès lors être supportées par celui qui profite de cette jouissance9. Le professeur Philippe Simler indique, à juste titre, que « l’affectation, à la communauté légale réduite aux acquêts, des revenus des biens propres a pour conséquences que les dettes constitutives à ce bien personnel à un époux que l’on a coutume d’appeler les “charges usufructuaires des biens propres”, c’est-à-dire les dépenses d’entretien qui incombent à la communauté sans ouvrir un droit à récompense »10.

Les fruits et revenus des biens propres. En droit des régimes matrimoniaux, le fameux arrêt Authier est venu affirmer que « la communauté, à laquelle sont affectés les fruits et revenus des biens propres, doit supporter les dettes qui sont la charge de la jouissance de ces biens ; que, dès lors, leur paiement ne donne pas droit à récompense au profit de la communauté lorsqu’il a été fait avec des fonds communs ; qu’il s’ensuit que l’époux, qui aurait acquitté une telle dette avec des fonds propres, dispose d’une récompense contre la communauté »11. La Cour de cassation a levé le doute qu’avait soulevé l’arrêt Authier en considérant clairement que « les fruits et revenus des biens propres ont le caractère de biens communs »12.

Espèce. Au cas d’espèce, le matériel agricole a été évalué par l’expert judiciaire, à la date des effets du divorce entre les époux concernant leurs biens, c’est-à-dire au 24 mai 2005, au montant de 82 350 € s’agissant du matériel de l’exploitation agricole et de 369 670 € s’agissant du matériel de l’entreprise de travaux agricoles (battage) soit 452 020 € les deux réunies ; s’y ajoute, au vu des débats, la valeur de trois tracteurs omis dans cette expertise, d’un montant respectif de 35 063,27 €, 4 000 € et 82 350 €, soit au total 573 433,27 €. De plus, l’époux conteste le droit de la communauté à récompense du chef des machines agricoles, au motif que ce matériel existait avant le mariage, qu’il a été valorisé dans le rapport établi par la CEGAR au montant de 291 877 € au 31 décembre 1985 et qu’il se retrouve en nature ou subrogé par du nouveau matériel. Pour la Cour de cassation, le solde des emprunts afférents au remplacement d’un matériel amorti devait être supporté à titre définitif par la communauté à compter de sa dissolution.

Les dépenses de conservation ou d’amélioration d’un bien propre

Les dépenses d’entretien d’un bien propre (charges usufructuaires)

Les dépenses relatives au remboursement des intérêts d’un emprunt pour l’acquisition d’un bien propre (le remboursement du capital restant à la charge de l’époux)

Cass. 1re civ., 31 mars 1992, n° 90-17212

NON

OUI

L’impôt foncier dû pour un immeuble propre (Cass. 1re civ., 7 mars 2000, n° 97-11524)

NON

OUI

Réparations d’entretien d’un bien propre

NON

OUI

Charges de copropriété d’un bien propre

NON

OUI

Primes d’assurance sur un bien propre

NON

OUI

Rente viagère grevant une donation faite à un époux, qualifiée de « charge des fruits »

NON

OUI

Le remplacement d’un matériel amorti ou l’entretien des biens mobiliers ou immobiliers affectés à l’exploitation Cass. 1re civ., 13 oct. 2021, n° 19-24008, FS-B

NON

OUI

II – Application de cette dichotomie à une exploitation agricole

L’instrument de travail. Pour la haute juridiction judiciaire, le remplacement d’un matériel amorti ou l’entretien des biens mobiliers ou immobiliers affectés à l’exploitation est une dépense d’entretien qui va affecter le principe posé par l’article 1404, alinéa 2, du Code civil (A) ainsi que l’exception assortissant la règle de principe (B).

A – La règle de principe posée par l’article 1404, alinéa 2, du Code civil

L’exploitation agricole appartient en propre au mari ; le fonds agricole. L’article 1404, alinéa 2, du Code civil précise que « forment aussi des propres par leur nature, mais sauf récompense s’il y a lieu, les instruments de travail nécessaires à la profession de l’un des époux, à moins qu’ils ne soient l’accessoire d’un fonds de commerce ou d’une exploitation faisant partie de la communauté ». De plus l’autonomie professionnelle est prévue au sein du régime primaire à l’article 223 du Code civil, qui précise que chaque époux peut librement exercer une profession, percevoir ses gains et salaires et en disposer après s’être acquitté des charges du mariage. Comme l’indique à juste titre Raymond Le Guidec : « Quant aux matériels, outils, instruments de travail nécessaires à la profession de l’époux commerçant, ils suivent le caractère du fonds comme l’indique l’article 1404, alinéa 2, du Code civil : ainsi seront-ils considérés comme propres même s’ils ont été acquis pendant la communauté dans la mesure où l’universalité de fait que constitue le fonds de commerce a été créée avant le mariage »13. En l’espèce, l’exploitation agricole appartient en propre au mari. Dans la même veine, un arrêt récent rendu par la cour d’appel de Limoges a jugé que « M. Gilles Y est propriétaire en propre pour les avoir reçus par donation-partage de ses parents en date du 18 juin 1997 de divers biens immobiliers, maison d’habitation et divers bâtiments dépendants du centre équestre qu’il exploite, sis commune de Sainte Fortunade, AM n° 27, 28, 29, 30, 31 et AN 1 et commune de Laguenne 44, 47, 48 et 64, outre de 20 chevaux. Ce centre équestre, créé par le père de M. Gilles Y et dans lequel il travaillait depuis de nombreuses années, lui a été cédé en 1993 au moment de la mise à la retraite de son auteur, aux écrits même de l’appelante, ce qui lui donne la nature de propre. Cette indication est corroborée par l’inscription de M. Gilles Y auprès de la Caisse de mutualité sociale agricole de la Corrèze comme chef d’exploitation d’une activité de centre équestre à compter du 1er avril 1993. Ce centre équestre est toujours l’instrument de son activité professionnelle, sans qu’aucun document versé au dossier par Mme Pascale X ne démontre la constitution d’une activité nouvelle au cours du mariage. En effet, le centre équestre en état de fonctionnement, possédait dès l’origine ses installations et du cheptel mort et vif. Ainsi, l’accroissement de l’activité et par là des licenciés est le produit du dynamisme de l’intimé, tout autant que la valorisation des chevaux et les prix obtenus en concours. L’ensemble des biens acquis à titre d’accessoires à cette activité sont en conséquence des propres par nature de M. Gilles Y sauf récompense due à la communauté »14. En l’espèce, l’exploitation agricole appartient en propre au mari.

B – Exception assortissant la règle de principe : la théorie de l’accessoire

Le matériel d’exploitation du fonds agricole. L’article 1404, alinéa 2, précise à propos de l’instrument de travail : « (…) À moins qu’ils ne soient l’accessoire d’un fonds de commerce ou d’une exploitation faisant partie de la communauté ». En d’autres termes, si les instruments de travail sont l’accessoire d’un fonds de commerce ou d’une exploitation qui fait partie de la communauté, il en résulte qu’ils sont communs en vertu de la théorie de l’accessoire15. Pour Gérard Chabot, « la théorie de l’accessoire joue alors en faveur de la communauté, ce qui est exceptionnel car le législateur et la jurisprudence en cantonnent, en principe, l’application au seul profit des patrimoines propres des époux »16. En l’espèce, le matériel est l’accessoire de l’exploitation agricole appartenant au mari. Pour la Cour de cassation, cette situation n’ouvre pas droit à récompense au profit de la communauté puisque les dépenses résultant du remplacement d’un matériel amorti ou l’entretien des biens mobiliers ou immobiliers sont affectées à l’exploitation agricole.

Quid de l’« outil numérique » ? La notion d’instrument de travail n’est pas aisée à appréhender. Depuis fort longtemps, on s’interroge sur la qualification d’instrument de travail telles que les esquisses17. Plus récemment, lors du 117e congrès des notaires de France, intitulé « Le numérique, l’Homme et le droit. Accompagner et sécuriser la révolution digitale », la deuxième commission s’est intéressée au lien pouvant exister entre la notion d’instrument de travail avec l’outil numérique. L’un des rapporteurs a pu constater à juste titre qu’« un actif numérique composé de documents numériques (logiciels) ou de documents multimédias (images, sons, graphiques et vidéo), qui sont en circulation ou stockés sur des supports numériques (ordinateurs, disques durs), peut être un instrument de travail pour l’un des époux. L’actif numérique renvoie plutôt ici au « support numérique », l’« outil numérique » qui permet l’exercice de la profession, et non à la matérialité de ce qu’il contient ». (…) « Pour prendre l’exemple du compte Instagram d’une influenceuse très suivie, on pourrait se demander si ce compte ne constituerait pas un instrument de travail au sens du second alinéa de l’article 1404 du Code civil si cette dernière en fait son activité professionnelle »18.

Notes de bas de pages

  • 1.
    F. Gall-Kiesmann, « Pas de récompense pour la communauté qui paye le remplacement de matériel d’une exploitation propre », La Quotidienne, 29 nov. 2021 ; « Dépenses professionnelles au titre d’une exploitation agricole et récompenses dues à la communauté », JCP N 2021, n° 44, act. 1005.
  • 2.
    B. Beignier, Le Lamy Droit des régimes matrimoniaux, successions et libéralités, n° 142-28, Conservation ou amélioration de biens propres à l’aide de deniers communs, mise à jour oct. 2020.
  • 3.
    Cass. 1re civ., 31 mars 1992, n° 90-17212, arrêt Authier.
  • 4.
    M. Nicod, « Appartenance des fruits et revenus des biens propres à la communauté : l’ambiguïté est levée », D. 2007, p. 1578.
  • 5.
    Cass. 1re civ., 31 mars 1992, n° 90-17212, arrêt Authier.
  • 6.
    B. Vareille, JCl Civil Code, Fasc. unique : Communauté légale – Conditions et effets du remploi, n° 18, Art. 1433 à 1437, dernière mise à jour 7 avr. 2019.
  • 7.
    Cass. 1re civ., 20 févr. 2007, n° 05-18066.
  • 8.
    A. Bamdé, « La reconnaissance en jurisprudence de la qualification de biens communs des revenus de propres : l’arrêt Authier et ses suites (Cass. 1re civ., 31 mars 1992) », en ligne, 26 avr. 2021 : https://lext.so/EeM8qo.
  • 9.
    A. Bamdé, « La reconnaissance en jurisprudence de la qualification de biens communs des revenus de propres : l’arrêt Authier et ses suites (Cass. 1re civ., 31 mars 1992) », en ligne, 26 avr. 2021 : https://lext.so/EeM8qo.
  • 10.
    P. Simler, JCl. Civil Code, Art. 1421 à 1432, fasc. 30 : Communauté légale. – Administration des biens propres, n° 5, dernière mise à jour 23 sept. 2021.
  • 11.
    Cass. 1re civ., 31 mars 1992, n° 90-17212.
  • 12.
    Cass. 1re civ., 20 févr. 2007, n° 05-18066.
  • 13.
    R. Le Guidec et H. Bosse-Platière, « Droit patrimonial de la famille » RD rur. 2009, chron. 1.
  • 14.
    CA Limoges, 11 avr. 2016, n° 12/01384.
  • 15.
    A. Colomer, Droit civil. Régimes matrimoniaux, 11e éd., 2002, Litec, p. 400, n° 731.
  • 16.
    G. Chabot, JCl. Entreprise individuelle, fasc. 1240, Fonds libéral. – Régimes matrimoniaux, n° 38.
  • 17.
    A. Colomer, Droit civil. Régimes matrimoniaux, 11e éd., 2002, Litec, p. 400, n° 731.
  • 18.
    C. Pommier, A. Cazalet et V. Mamelli, « Mariage, divorce, succession : chaque étape de la vie nécessite un bilan patrimonial numérique » Dr. famille 2021, étude 18.
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