Abus de convention internationale

Publié le 04/04/2018

L’application littérale d’une convention internationale à l’encontre des objectifs poursuivis par ses auteurs constitue un abus de droit par fraude à la loi.

Le Conseil d’État conclut à l’abus de droit dans le cadre de l’interposition d’une société luxembourgeoise dans un montage immobilier (CE, 25 oct. 2017, n° 396954). Elle juge que cette opération est purement artificielle, alors même que la société interposée avait une substance économique, dans la mesure où ce montage n’aurait eu d’autre but que de faire bénéficier les contribuables des avantages d’une convention fiscale. Cet arrêt a été d’autant plus commenté que l’avantage fiscal obtenu résultait d’une divergence d’interprétation entre les juridictions luxembourgeoise et française.

L’interposition d’une société luxembourgeoise

Un chef d’entreprise, résident fiscal français, s’est engagé, par un acte sous seing privé conclu le 30 décembre 2003, à acquérir un ensemble immobilier situé à Veyrier-du-Lac, en Haute-Savoie. L’intéressé a, par ailleurs, créé, le même jour, au Luxembourg, la SARL Partinverd, société holding dont il est devenu le gérant et associé à 99,99 %. Cette société avait alors exclusivement pour objet social la prise de participations dans d’autres entreprises luxembourgeoises ou étrangères, la gestion et la mise en valeur de ces participations, ainsi que l’assistance à ses filiales. Par avenants à l’acte de vente des 28 et 31 janvier 2004, il a été autorisé, pour la réalisation de l’acquisition immobilière stipulée, à se faire substituer une société de son choix. La société holding luxembourgeoise Partinverd a donc acquis l’ensemble immobilier le 30 juillet 2004, au prix de 2 908 836 euros. Après modification apportée, le 6 octobre 2004, à son objet social, élargi à l’achat, la gestion, la mise en valeur et la vente d’immeubles, la société luxembourgeoise Partinverd a, par acte du 10 novembre 2005, vendu l’ensemble immobilier, pour un prix de 4 900 000 euros, à la SARL Le Chapître, société créée en France le 29 mars 2005, exerçant l’activité de marchand de biens et ayant pour gérante et unique associée l’ancienne épouse du contribuable. La plus-value réalisée à l’occasion de cette cession par la société luxembourgeoise Partinverd a bénéficié, dès lors que cette dernière n’exploitait aucun établissement stable sur le territoire, d’une non-imposition totale en France, en vertu de l’article 4 de la convention fiscale franco-luxembourgeoise du 1er avril 1958, dans sa rédaction alors en vigueur.

Une double exonération supprimée en 2007

En 2007, l’approbation du deuxième avenant à la convention entre la France et le Grand-Duché de Luxembourg du 1er avril 1958 tendant à éviter les doubles impositions et à établir des règles d’assistance administrative réciproque en matière d’impôts sur le revenu et sur la fortune est venu préciser le régime des plus-values immobilières. En effet, une différence d’interprétation entre les juridictions françaises et luxembourgeoises relatives à la portée des articles 3 et 4 de la convention franco-luxembourgeoise permettait d’obtenir une double exonération d’impôt sur les revenus immobiliers et sur les plus-values immobilières réalisées à l’occasion de cessions immobilières. Cette divergence d’interprétation privait les deux parties d’importantes ressources fiscales. Le deuxième avenant à cette convention, signé le 24 novembre 2006 a permis de remédier à cette situation. Le désaccord entre les hautes juridictions française et luxembourgeoise portait sur la détermination du lieu d’imposition des revenus immobiliers et des plus-values immobilières que les entreprises luxembourgeoises, et dans une moindre mesure françaises, perçoivent et réalisent à l’occasion de l’exploitation ou de la cession d’un bien immobilier. L’article 3 de la convention prévoyait l’imposition des revenus des biens immobiliers ainsi que des bénéfices provenant de l’aliénation desdits biens dans l’État où les biens sont situés. L’article 4 prévoyait que les revenus d’entreprises (industrielles, minières, commerciales ou financières) ne soient imposables que dans l’État sur le territoire duquel se trouve un établissement stable. Or le Conseil d’État a considéré que les revenus retirés de biens immobiliers par des entreprises industrielles et commerciales constituent des revenus d’entreprises visés par l’article 4 (CE, 18 mars 1994, n° 79991, SARL d’investissement agricole et forestier). La cour d’appel du Luxembourg a estimé pour sa part que ces revenus relèvent de l’article 3. En l’absence d’établissement stable en France, les revenus des entreprises luxembourgeoises étaient donc imposables au Luxembourg selon la jurisprudence française et en France selon la jurisprudence luxembourgeoise. Ce conflit d’interprétation s’est traduit in fine par une importante évasion fiscale, les opérations réalisées par les entreprises bénéficiant d’une double exonération en France et au Luxembourg. En effet, plusieurs investisseurs luxembourgeois ont de ce fait mis en place des schémas d’optimisation fiscale permettant de réaliser en France des profits immobiliers en franchise d’impôt. Afin de remédier aux conséquences financières dommageables de cette situation, les deux parties, à l’initiative de la France, ont engagé des négociations dès 2005 pour aboutir à la signature d’un avenant à la convention un an plus tard. Afin de consolider le régime fiscal des revenus et plus-values que les entreprises perçoivent de l’exploitation ou de la cession d’un immeuble, l’avenant affirme clairement que l’imposition est opérée dans l’État de situation de l’immeuble. À cet effet, l’article 3 de la convention a été complété de deux nouveaux paragraphes, le premier prévoyant expressément que les revenus provenant de l’exploitation ou de l’aliénation des biens immobiliers d’une entreprise sont soumis à la même règle fiscale que tous les revenus de biens immobiliers, donc imposables dans l’État sur le territoire duquel le bien est situé, le second permettant d’appliquer également cette règle aux revenus et plus-values immobiliers réalisés au travers de sociétés qui, quelle que soit leur forme juridique, n’ont pas de personnalité distincte de celle de leurs membres pour l’application des impôts, dénommées sociétés transparentes. Un paragraphe a été inséré dans l’article 4 afin d’exclure que celui-ci s’applique aux revenus immobiliers des entreprises alors même qu’il traite des revenus d’entreprises. En l’absence de cette mention expresse, les revenus et plus-values immobiliers relèveraient de l’article 4 qui fixe un lieu d’imposition différent. L’article 15 de la convention, qui traite des revenus provenant des professions libérales de la convention, a également été complété par l’adjonction d’un paragraphe 5 pour les professions indépendantes.

Un abus de droit

À la suite d’un contrôle, l’administration fiscale, relevant que le contribuable, fiscalement domicilié depuis le 30 juin 2004, aurait été soumis, s’il avait lui-même réalisé cette opération immobilière, au prélèvement fiscal d’un tiers sur la plus-value y afférente, prévu à l’article 244 bis A du Code général des impôts, a estimé que, par la substitution artificielle de la société luxembourgeoise Partinverd, l’intéressé n’avait eu d’autre but que de faire échapper la plus-value à toute imposition en France. En conséquence, suivant la procédure spéciale de répression des abus de droit, prévue à l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales (LPF), l’administration fiscale a écarté l’interposition de la société luxembourgeoise Partinverd comme ne lui étant pas opposable puis assujetti le contribuable au prélèvement d’un tiers prévu à l’article 244 bis A du Code général des impôts à raison de la plus-value réalisée le 10 novembre 2005 à l’occasion de la cession d’un ensemble immobilier situé à Veyrier-du-Lac, en Haute-Savoie. Ses enfants, venant en qualité d’ayants droit à la succession de leur père défunt, ont demandé au tribunal administratif de Montreuil de prononcer la décharge, en droits et pénalités, de ce rappel de prélèvement ou, à titre subsidiaire, la réduction du taux de celui-ci de 33,33 % à 16 %, par application des stipulations de l’article 15 de la convention fiscale franco-suisse du 9 septembre 1966. Le tribunal administratif de Montreuil a fait droit à ces conclusions subsidiaires et rejeté le surplus de la demande (TA Montreuil, 22 févr. 2013, n° 1201904). La cour administrative d’appel de Versailles a rejeté l’appel formé par les héritiers, contre ce jugement en tant qu’il a rejeté le surplus de leur demande (CAA Versailles, 17 déc. 2015, n° 13VE01281).

Aux termes de l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales, dans sa rédaction alors en vigueur : « Ne peuvent être opposés à l’administration des impôts les actes qui dissimulent la portée véritable d’un contrat ou d’une convention à l’aide de clauses (…) qui déguisent soit une réalisation, soit un transfert de bénéfices ou de revenus (…). L’administration est en droit de restituer son véritable caractère à l’opération litigieuse. Si elle s’est abstenue de prendre l’avis du comité consultatif pour la répression des abus de droit (…), il lui appartient d’apporter la preuve du bien-fondé du redressement ». Lorsque l’administration use de la faculté que ces dispositions lui confèrent dans des conditions telles que la charge de la preuve lui incombe, elle est fondée à écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable, dès lors qu’elle établit que ces actes ont un caractère fictif ou que, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n’ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. Il en va ainsi lorsque la norme dont le contribuable recherche le bénéfice procède d’une convention fiscale bilatérale ayant pour objet la répartition du pouvoir d’imposer en vue d’éliminer les doubles impositions et que cette convention ne prévoit pas explicitement l’hypothèse de fraude à la loi.

Une décision de confirmation

L’interposition de la société luxembourgeoise Partinverd, substituée à M.E, qui avait initialement signé la promesse d’achat en son nom propre, n’était justifiée par aucun motif économique, organisationnel ou financier. Et la société n’a jamais développé aucune autre activité immobilière en dépit du changement, d’ailleurs postérieur à l’acquisition litigieuse, de son objet social. Dans ces conditions, en jugeant que l’interposition de la société luxembourgeoise Partinverd dans l’opération immobilière litigieuse était artificielle et qu’elle n’avait eu d’autre but que de faire échapper la plus-value de cession à toute imposition en France, la cour administrative d’appel de Versailles n’a entaché son arrêt ni de dénaturation, ni d’inexacte qualification juridique des faits. Les États parties à la convention fiscale franco-luxembourgeoise ne sauraient être regardés comme ayant entendu, pour répartir le pouvoir d’imposer, appliquer ses stipulations à des situations procédant de montages artificiels dépourvus de toute substance économique. Dès lors, en jugeant que l’opération litigieuse était contraire aux objectifs poursuivis par les deux États signataires, la cour n’a entaché son arrêt d’aucune erreur de droit. La cour n’a donc pas entaché son arrêt d’inexacte qualification juridique en jugeant que l’opération litigieuse était constitutive d’un abus de droit. Et les requérants ne sont donc pas fondés à demander l’annulation de l’arrêt qu’ils attaquent.

La jurisprudence du Conseil d’État

Le Conseil d’État a déjà eu l’occasion de se prononcer sur l’existence d’un abus de droit dans le cadre de l’application d’une convention fiscale internationale (CE, 29 déc. 2006, n° 283314, Min. c/ Société Bank of Scotland). Pour la CJUE, la sixième directive doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose au droit de l’assujetti de déduire la taxe sur la valeur ajoutée acquittée en amont lorsque les opérations fondant ce droit sont constitutives d’une pratique abusive. La constatation de l’existence d’une pratique abusive exige d’une part, que les opérations en cause, malgré l’application formelle des conditions prévues par les dispositions pertinentes de la sixième directive et de la législation nationale transposant cette directive, aient pour résultat l’obtention d’un avantage fiscal dont l’octroi serait contraire à l’objectif de ces dispositions. D’autre part, il doit également résulter d’un ensemble d’éléments objectifs que les opérations en cause ont pour but essentiel l’obtention d’un avantage fiscal. Lorsque l’existence d’une pratique abusive a été constatée, les opérations impliquées doivent être redéfinies de manière à rétablir la situation telle qu’elle aurait existé en l’absence des opérations constitutives de cette pratique abusive (CJCE, 21 févr. 2006, n° C/255/02, Halifax). La constatation de l’existence d’une pratique abusive exige, d’une part, que les opérations en cause, malgré l’application formelle des conditions prévues par les dispositions pertinentes de la sixième directive et de la législation nationale transposant cette directive, aient pour résultat l’obtention d’un avantage fiscal dont l’octroi serait contraire à l’objectif de ces dispositions, d’autre part, il doit également résulter d’un ensemble d’éléments objectifs que les opérations en cause ont pour but essentiel l’obtention d’un avantage fiscal. Le Conseil d’État s’est emparé du concept avec la jurisprudence Sagal (CE, 18 mai 2005, n° 267087, Sagal) mais surtout la jurisprudence Janfin (CE, 27 sept. 2006, n° 260050, Janfin) où le juge national a franchi un pas décisif en créant de toute pièce un concept général de fraude à la loi dans les cas où l’abus de droit ne pouvait être utilisé. Dans cette décision s’il a écarté l’abus de droit en l’espèce, le Conseil d’État a dégagé un nouveau principe de fraude à la loi applicable lorsque les conditions du texte de l’article L. 64 du LPF ne sont pas réunies. Ce principe permet à l’administration d’écarter les actes de droit privé fictifs ou ceux « qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, n’ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales ». En 2012, le Conseil d’État a considéré que la cession temporaire à une société britannique de l’usufruit d’actions à dividendes prioritaires sans droit de vote spécialement émises par les sociétés françaises, eu égard aux stipulations des conventions d’usufruit, constituait un montage réalisé dans l’unique but d’obtenir le remboursement de l’avoir fiscal attaché aux distributions de la société française, prévu par la convention fiscale entre la France et le Royaume-Uni au profit de cet État, lorsqu’ils sont les bénéficiaires effectifs de ces distributions. Ce montage a donc été considéré comme constitutif d’une fraude à la loi (CE, 24 avr. 2012, n° 343709, Société Abbey National Treasury Services).