Le délicat chiffrage de la fraude fiscale

Publié le 24/01/2020

Si le chiffrage de la fraude fiscale constitue un enjeu politique, les institutions françaises ne semblent actuellement pas en mesure de produire des chiffres vérifiables ni même de s’accorder sur la méthode à mettre en place.

Homme consultant le dossier fraude fiscaleEn octobre dernier les équipes de Bercy ont communiqué sur les résultats de la lutte contre la fraude fiscale. À l’origine des progrès enregistrés en matière de recouvrement dans la lutte anti-fraude fiscale, la nouvelle loi relative à la lutte contre la fraude fiscale du 24 octobre 2018. Un an après, le gouvernement s’enorgueillit d’un bilan chiffré très positif : 5,6 milliards d’euros de fraude ont été recouvrés par l’État depuis le début de l’année, contre 4 milliards d’euros sur la même période en 2018, soit 40 % de recettes en plus par rapport à 2018, précise Bercy. La politique de lutte contre la fraude fiscale, constitue une priorité pour le gouvernement.

Un enjeu politique

Dans ce combat, le chiffrage de la fraude fiscale constitue un enjeu afin de pouvoir évaluer précisément les montants en jeu. Pour le Syndicat solidaires finances publiques, ce montant peut être estimé entre 60 et 80 milliards d’euros, d’après les chiffres figurant sur son rapport Évasions et fraudes fiscales, Contrôle fiscal, publié en janvier 2013. En septembre 2018, le Syndicat solidaires finances publiques a publié un nouveau rapport centré sur la baisse de couverture du tissu fiscal, autrement dit sur la baisse des opérations de contrôle. Partant du principe que la baisse du nombre de contrôle accroît le manque à gagner découlant de l’évitement illégal de l’impôt, le Syndicat solidaires finances publiques a revu son estimation de janvier 2013 à la hausse. Sur la base du rapport de 2013, et compte tenu de l’inflation et, de l’évolution de la fraude fiscale elle-même internationale, nationale et de proximité, ils ont actualisé l’estimation de 2013 pour la situer désormais entre 66 et 88 milliards d’euros de pertes annuelles. le Syndicat solidaires finances publiques a conclu qu’« il est possible d’avancer que l’évitement illégal de l’impôt procédant de la fraude et de l’évasion fiscales est au moins égal à 80 milliards d’euros, voire se situerait entre 80 et 100 milliards d’euros ». En septembre 2018, le ministre de l’Action et des Comptes publics a annoncé la création d’un observatoire pour évaluer la fraude fiscale, composé d’économistes de fonctionnaires, de politiques et de représentants d’organisations non gouvernementales. Cependant, il n’existe actuellement aucune évaluation solide du montant du manque à gagner fiscal – pas nécessairement frauduleux – ou de la fraude fiscale liée à des comportements intentionnels. Et les chiffres précédemment cités ne font pas l’unanimité, notamment auprès du patron de Bercy qui a souhaité mettre en place un observatoire dédié à l’évaluation de la fraude fiscale. Faute de candidat sérieux à la présidence du futur organisme, cette institution n’est pas encore opérationnelle.

Des chiffres extrêmement variés continuent de circuler, dans une fourchette extrêmement large allant de 2 milliards d’euros à 80 milliards d’euros. Ils renvoient en outre à des périmètres d’études extrêmement variables, certains organismes, comme le Syndicat Solidaires Finances Publiques prenant en compte l’ensemble des prélèvements obligatoires, tandis que d’autres comme l’OCDE, pour qui, les États perdent entre 86 et 207 milliards d’euros par an, se limite à l’étude de l’impôt sur les sociétés. Aucun consensus ne semble se dégager sur une méthode d’évaluation. En 2007, le Conseil des prélèvements obligatoires s’est attaché à présenter les principales méthodes statistiques existantes pour parvenir à un chiffrage ainsi que les principales données disponibles pour la France. Les chiffres circulant alors situaient les pertes de recettes fiscales pour l’État français entre 29 et 40 milliards d’euros pour l’ensemble des prélèvements obligatoires. En 2008, une Délégation nationale à la lutte contre la fraude (DLNF) a apporté quelques éléments d’évaluation. En 2012, un rapport venu des bancs du Sénat et consacré à l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales a évalué le montant de l’évasion fiscale entre 30 et 36 milliards d’euros annuels. Face à la multiplicité des informations et l’absence d’un travail de grande ampleur, lors de la conférence de presse du 25 avril 2019, le président de la République a annoncé la réalisation par la Cour des comptes d’une mission d’évaluation des sommes qui échappent à l’impôt. La Cour des comptes a en effet été sollicitée par le Premier ministre, le 9 mai dernier, afin de dresser un état des lieux de la fraude fiscale et de son montant en proposant un chiffrage, dont la méthode pourrait être reproduite dans l’avenir pour suivre l’évolution du phénomène dans le temps. Il était également demandé à la Cour d’examiner les outils et l’organisation des différents services impliqués dans la lutte contre la fraude fiscale, les nouvelles formes de fraude, ainsi que de s’appuyer sur une comparaison européenne et internationale.

Un phénomène multiforme en constante évolution                   

L’objet de ce rapport commandé à l’occasion de la crise des Gilets jaunes est double. Il s’agit tout tout à la fois d’éclairer l’opinion publique sur le sujet de la fraude fiscale avec des éléments d’information précis et d’identifier les forces et les faiblesses de la lutte contre la fraude aux prélèvements obligatoires, tout en soulignant les marges de progrès qui demeurent. Les sages de la rue Cambon, face à la difficulté de définir le concept de fraude fiscale ont pris soin de définir quatre notions-clés relevant du domaine de l’évitement des prélèvements obligatoires. Il s’agit tout d’abord de l’optimisation fiscale qui désigne le fait pour un contribuable de choisir, parmi les possibilités offertes par la loi, celle qui apparaît la moins coûteuse, un comportement légal, puis de l’évasion fiscale, qui qualifie l’ensemble des opérations destinées à réduire le montant des prélèvements dont le contribuable doit normalement s’acquitter, et dont la régularité est incertaine, des irrégularités fiscales, qui regroupent l’ensemble des comportements, volontaires ou non, de bonne ou de mauvaise foi, qui aboutissent à diminuer le montant d’un prélèvement obligatoire, des irrégularités relevant donc dans certains cas d’erreurs commises par le contribuable, et dans d’autres cas, de comportements frauduleux et enfin de la fraude fiscale, décrite à l’article 1741 du Code général des impôts, qui implique une violation délibérée et consciente de la réglementation en vigueur, de même la fraude aux cotisations sociales définit les comportements délibérés de travail dissimulé qui ont notamment pour but d’éluder tout ou partie des contributions dues. Au regard du travail de chiffrage, qui a été confié à la Cour, seules peuvent être estimées avec rigueur les irrégularités (erreurs et fraude) et la fraude fiscale.

Notion d’écart fiscal

La Cour des comptes se réfère à la notion d’écart fiscal (Tax Gap). Ce concept utilisé par les économistes désigne la différence entre ce qui devrait être recouvré si la loi fiscale avait été parfaitement respectée et ce qui a effectivement été recouvré. L’écart fiscal va au-delà des seules irrégularités puisqu’il concerne aussi les sommes non recouvrées du fait de l’insolvabilité d’un contribuable ou des remises gracieuses qui lui auraient été accordées. Dans ces travaux d’estimation, les États-Unis ont été précurseurs, dès les années 1980. Depuis, de nombreux autres pays se sont engagés dans cette voie : le Royaume-Uni au début des années 2000, suivi par les pays scandinaves, l’Italie, le Canada. Les résultats obtenus au terme de ces travaux sont très variables d’un pays à l’autre L’écart fiscal est ainsi estimé à 16,6 % de recettes totales aux États-Unis, 15 % en Italie, 5,6 % au Royaume-Uni et 4,5 % en Estonie. Sur un échantillon constitué de 58 pays de l’OCDE étudié par la Cour des comptes, plus de la moitié (57 %) se livre aujourd’hui à ce type de travaux. Dans l’ensemble de ces cas, c’est l’administration fiscale elle-même qui effectue les calculs et les rend publics. La France, de même que l’Allemagne, fait partie des pays dont les administrations fiscales n’ont pas encore engagé ce type de travaux.

Un chiffrage inabouti

Le Conseil des prélèvements obligatoires a consacré ses travaux de l’année 2007 à la fraude aux prélèvements obligatoires. Le rapport recommandait la mise en œuvre de travaux d’estimation de la fraude en France. Si cette recommandation a été suivie d’effets en matière de cotisations sociales, elle est restée lettre morte dans le domaine fiscal. L’administration fiscale ne s’est pas mise en situation de produire ce type d’évaluation, pour laquelle ses systèmes d’information ne sont d’ailleurs pas adaptés. « Les travaux de chiffrage de la fraude fiscale restent à construire, souligne la Cour des comptes. Il existe certes des évaluations de l’écart fiscal ou de la fraude, mais celles-ci restent ponctuelles, le plus souvent sur un champ partiel, et leur méthodologie n’est pas toujours explicitée. Cette situation s’explique notamment par le fait que l’administration fiscale ne s’est jamais mise en situation de produire ce type d’évaluation, pour laquelle ses systèmes d’information ne sont d’ailleurs pas adaptés ». De son côté, la Cour des comptes a renoncé à publier une évaluation précise, conformément à la mission qui lui a été impartie, du moins pour l’instant. Pour Didier Migaud, « le délai de réalisation de six mois accordé à la Cour était très ambitieux au regard de l’ampleur de la tâche, compte tenu du faible degré de préparation des administrations concernées ». À cet égard, le premier président de la Cour des comptes, a précisé qu’aux États-Unis ou au Canada, les travaux d’évaluation nécessaires ont été effectués pendant une durée moyenne de cinq ans.

Une méthode ascendante pour chiffrer la fraude à la TVA

Les sages de la rue Cambon se sont limités au périmètre de la TVA, avec l’aide des équipes de l’Insee. Pour un tel chiffrage, deux types de méthodes sont envisageables. Les méthodes descendantes comparent une recette fiscale théorique, calculée à partir de l’application de la législation fiscale à une assiette théorique déterminée à partir d’agrégats macroéconomiques, à la recette fiscale effectivement perçue. Les méthodes ascendantes partent, quant à elles, des résultats du contrôle fiscal pour les extrapoler au niveau de l’économie dans son ensemble. Elles nécessitent la mise en œuvre de méthodes statistiques visant à corriger le biais de sélection éventuel. En effet, les contrôles sont le plus souvent ciblés sur certaines populations de particuliers ou d’entreprises au terme d’une analyse de risques, ce qui rend les échantillons constitués non représentatifs. Les deux familles de méthodes présentent des avantages et des inconvénients. La méthode descendante est plus simple et plus rapide à mettre en œuvre, mais les résultats auxquels elle aboutit ne permettent pas d’isoler la fraude au sein de l’écart fiscal. Par ailleurs, pour des raisons techniques, la méthode descendante ne peut s’appliquer à l’ensemble des impôts. À l’inverse, la méthode ascendante est plus lourde à mettre en œuvre, mais elle permet d’isoler la fraude. Aujourd’hui, la méthode descendante est privilégiée par une majorité de pays pour estimer l’écart fiscal portant sur la TVA. En revanche, la méthode ascendante est majoritairement utilisée pour l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu. La Cour des comptes et les équipes de l’Insee ont en l’espèce opté pour une méthode ascendante avec correction des biais de sélection. Ils aboutissent à une estimation par la Cour des comptes de la fraude à la TVA de l’ordre d’une quinzaine de milliards d’euros, un chiffre très supérieur aux estimations publiées chaque année par la Commission européenne de 8,9 milliards d’euros en 2018.

Un appel à l’action

« Du fait du calendrier très resserré pour effectuer cette étude et de l’existence de biais de sélection et de détection qu’on ne peut pas parfaitement corriger », des écueils soulignés par les équipes de l’Insee, la validité de ce chiffrage reste encore à confirmer. Il est donc nécessaire de continuer et d’approfondir ces travaux afin de conforter, ou le cas échéant, de faire évoluer l’estimation réalisée, notamment en recourant à des estimations fondées sur des contrôles aléatoires. La Cour des comptes préconise à cet égard d’achever l’estimation de la fraude en matière de TVA et d’engager sans tarder les travaux concernant l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu, d’améliorer dans la durée les outils et méthodes d’estimation : en prévoyant dans la programmation du contrôle fiscal une fraction de contrôles aléatoires, en améliorant la connaissance du biais de détection, en faisant évoluer les systèmes d’information de la DGFiP pour faciliter l’exploitation statistique des données, de favoriser, au niveau de l’Union européenne, l’intensification des échanges de bonnes pratiques en matière d’évaluation de la fraude fiscale et de réaliser régulièrement des travaux d’estimation de la fraude aux prélèvements obligatoires et de confier à une institution extérieure, comme le Conseil des prélèvements obligatoires, le soin de veiller à leur cohérence et d’en publier les résultats d’ensemble. Dans sa réponse aux observations de la Cour des comptes, le gouvernement a rappelé sa mobilisation très forte dans la lutte contre la fraude fiscale et précisé qu’il a déjà été décidé que l’évaluation de la fraude fiscale sera confiée à un organisme indépendant et suivie dans la durée, comme le préconise la Cour des comptes dans ses propositions d’amélioration.

X