Quels sont les contours du nouvel abus de droit fiscal ?

Publié le 12/02/2020

À compter du 1er janvier 2021, l’administration sera en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes passés ou réalisés à compter du 1er janvier 2020 dans un but principalement fiscal. Les commentaires du dispositif par Bercy et surtout la jurisprudence relative à l’abus de droit permettent d’établir une grille de lecture des risques.

À compter du 1er janvier 2021, l’administration fiscale sera en droit d’écarter comme ne lui étant pas opposables, les actes passés ou réalisés à compter du 1er janvier 2020 « qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ont pour motif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles ».

L’adoption de ce nouveau dispositif par l’article 109 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 (JO n° 0302, 30 déc. 2018) et qui figure à l’article L. 64 A du Livre des procédures fiscales (LPF) a suscité beaucoup d’émoi parmi les professionnels du conseil patrimonial, craignant que le nouveau dispositif attrape dans ses filets toutes les opérations à dominante fiscale.

Deux procédures distinctes

Ce nouveau levier de rectification s’ajoute au dispositif de la procédure traditionnelle d’abus de droit de l’article L. 64 du LPF. Celui-ci vise les actes « inspirés par aucun autre motif que celui d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales ». Outre que le premier vise le but « exclusivement » fiscal et le nouveau le but « principalement » fiscal, les deux abus de droit diffèrent dans le régime de sanctions qui leur sont attachées. Les deux procédures sont distinctes l’une de l’autre.

En effet, l’abus de droit dit classique de l’article L. 64 du LPF est assorti d’une majoration d’office de 80 % (CGI, art. 1729, b), alors que l’application du nouvel abus de droit est décorrélée de la majoration, qui ne s’applique pas d’office. Néanmoins, l’administration conserve la possibilité d’appliquer les majorations de 40 % en cas de manquement délibéré (CGI, art. 1729, a) ou de 80 % pour manœuvres frauduleuses (CGI, art. 1729, c).

Les précisions de Bercy

Dans ses commentaires publiés au Bofip le 31 janvier 2020, (BOI-CF-IOR-30-20-20200131), le ministère indique que l’abus de droit pour motif principalement fiscal « n’a pour objet d’interdire au contribuable de choisir le cadre juridique le plus favorable du point de vue fiscal pourvu que ce choix ou les conditions le permettant ne soient empreints d’aucune artificialité ». Il peut en effet s’agir d’actes écrits ou non écrits (comme un bail verbal), d’actes unilatéraux, bilatéraux ou multilatéraux. En pratique, il s’agit « de tout acte ou fait qui manifeste l’intention de son auteur et produit des effets de droit ». L’administration précise que l’article L. 64 A du LPF pourra s’appliquer à tous les impôts à l’exception de l’impôt sur les sociétés, pour lequel un texte spécial équivalent – l’article 205 A du Code général des impôts – a été adopté en même temps que l’article L. 64 A du LPF.

Pour être écarté sur le fondement de l’article L. 64 A du LPF, l’acte doit rechercher le bénéfice d’une application littérale de textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs. Ainsi, pour démontrer l’abus de droit, l’administration doit prouver que l’acte, tout en respectant la lettre d’un texte ou d’une décision, est contraire à l’objet ou à la finalité poursuivie par le législateur ou l’auteur de la décision. Les textes en question s’entendent des lois, des conventions fiscales internationales et le cas échéant des textes réglementaires qui en précisent les conditions d’application (décret, arrêté, par exemple). Les décisions susceptibles d’être prises en compte sont celles qui, allant au-delà du simple commentaire de la norme, créent du droit.

Bercy indique que la procédure prévue à l’article L. 64 A du LPF ne permet pas d’écarter un acte au seul motif qu’il est fictif, c’est-à-dire que son apparence juridique est sans rapport avec la réalité, en particulier économique, sous-jacente à cet acte. La démonstration d’un abus de droit, qu’elle vise à sanctionner des actes à but exclusivement ou principalement fiscal, nécessite la réunion de deux éléments :

– un élément objectif : l’utilisation d’un texte à l’encontre des intentions de son auteur ;

– un élément subjectif, c’est-à-dire, pour les actes visés par l’article L. 64 A du LPF, la volonté principale d’éluder l’impôt

Les donations passées à la loupe

Rappelons qu’en juin 2019, Bercy avait dû répondre, par voie de réponse ministérielle, aux craintes exprimées sur le nouveau dispositif au regard des donations en nue-propriété (RM n° 16212, JOAN, 25 juin 2019 p. 5823).

« Il ne s’agit pas de restreindre le recours aux démembrements de propriété dans les opérations de transmissions anticipées de patrimoine, lesquelles sont, depuis de nombreuses années, encouragées par d’autres dispositions fiscales. À cet égard, il peut être constaté notamment que les articles 669 et 1133 du Code général des impôts, qui, respectivement, fixe le barème des valeurs de l’usufruit et de la nue-propriété, d’un bien et exonère de droits la réunion de l’usufruit à la nue-propriété, n’ont pas été modifiés. Ainsi, la nouvelle définition de l’abus de droit telle que prévue à l’article L. 64 A du LPF n’est pas, en tant que telle, de nature à entraîner la remise en cause des transmissions anticipées de patrimoine et notamment celles pour lesquelles le donateur se réserve l’usufruit du bien transmis, sous réserve bien entendu que les transmissions concernées ne soient pas fictives. L’administration appliquera, à compter de 2021, de manière mesurée cette nouvelle faculté conférée par le législateur, sans déstabiliser les stratégies patrimoniales des contribuables. Enfin, les précisions sur les modalités d’application de ce nouveau dispositif vont être prochainement apportées en concertation avec les professionnels du droit concernés ».

L’exigence de la combinaison des deux conditions légales (élément objectif et élément subjectif) conduit à ne pas appliquer la nouvelle procédure d’abus de droit prévue aux actes dont le but essentiel est l’obtention d’un avantage fiscal sans aller à l’encontre de l’objet ou de la finalité du droit fiscal applicable. Par conséquent, « lorsque c’est le législateur qui a souhaité encourager un schéma par une incitation fiscale, l’article L. 64 A du LPF ne peut en principe s’appliquer, quand bien même ce schéma aurait un but principalement fiscal, à condition qu’il ne soit pas manifestement détourné de son objet ».

À cet égard, l’administration donne l’exemple de la donation d’usufruit temporaire au profit d’un enfant majeur qui ne fait pas partie du foyer fiscal du donateur. Son raisonnement est le suivant : elle « procure certes une économie d’impôt sur la fortune immobilière, qui peut être substantielle, mais qui n’est pas abusive si elle est justifiée par la volonté d’aider l’enfant majeur à financer ses études en lui permettant d’occuper le logement ou de percevoir les revenus locatifs du bien transmis ». Et d’ajouter que « le caractère temporaire d’une transmission de l’usufruit, n’est pas en soi abusif dès lors qu’il est doté d’une substance patrimoniale effective et ne prévoit pas de clauses manifestement abusives (telle qu’une donation librement révocable par le donateur) ».

Idem pour la donation d’usufruit temporaire à un organisme sans but lucratif : « même si elle permet de réaliser une économie d’impôt très importante, [elle] n’est pas susceptible d’être écartée sur le fondement de l’article L. 64 A du LPF lorsque le donateur se dépouille irrévocablement des fruits attachés à l’actif donné, sur la durée de l’usufruit temporaire. Le donateur poursuit un objectif charitable valable et non négligeable en permettant à l’organisme de bénéficier d’un rendement financier régulier sur la période de l’usufruit (loyers, dividendes) ».

Un but « essentiellement » fiscal

Pour Frédéric Douet, professeur de droit fiscal à l’Université Rouen-Normandie, les commentaires de Bercy ne font que confirmer la jurisprudence existante rendue en matière d’abus de droit de l’article L. 64 du LPF sur le motif principalement fiscal. « Dans son arrêt du 17 juillet 2013 (n° 352989), le Conseil d’État avait livré une grille d’analyse qu’il est possible de transposer au nouvel abus de droit. Elle consiste à distinguer, parmi les motifs économiques et ou patrimoniales invoqués par le contribuable, les motifs prépondérants et les motifs secondaires. Si les objectifs autres que fiscaux ne sont que secondaires, l’opération se trouve dépourvue de réalité économique et/ou patrimoniale, et peut être considérée comme poursuivant un but principalement fiscal. En conséquence, le motif « principalement fiscal » correspond à un but « essentiellement » fiscal ».

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