La justice est nue

Publié le 17/02/2020

La justice sortira-t-elle indemne de la grève des avocats ?

Telle est la question qui agite les esprits alors que l’on entre dans la septième semaine du mouvement. Il y a quelques jours, les chefs de juridiction parisiens ont fait part de leur inquiétude au Monde et au Figaro concernant les conséquences de la grève.   Il y a de quoi, tant la justice est fragile, mais faut-il en attribuer la responsabilité aux avocats ? On ne rappellera pas ici les chiffres du CEPEJ qui montrent, quel que soit l’indicateur retenu, la médiocrité du budget français de la justice comparé à celui des autres pays de l’Union. On les sait par coeur, ces chiffres-là, tant on les répète, en vain. Moins connus mais encore plus révélateurs sont les travaux de Jean-Charles Asselain. Cet agrégé d’histoire et d’économie a étudié  200 ans du budget de la justice et son constat est sans appel : les crédits alloués à l’institution judiciaire sont insuffisants depuis….le milieu du 19e siècle.

La justice est nue
Photo : ©P. Cluzeau

Un budget indigent, des magistrats en état de souffrance au travail

Certes, ces vingt dernières années, les gouvernements successifs se sont employés  à rattraper le retard en prévoyant des augmentations annuelles du budget de l’ordre de 4% en moyenne. Il en faudrait bien plus cependant pour remettre l’institution à flots. Si aujourd’hui les magistrats expriment leur inquiétude, c’est que le système est à bout de souffle et ils le savent mieux que quiconque, dès lors qu’ils le vivent, ou plutôt le souffrent, au quotidien. En 2015, l’USM publiait un Livre Blanc aux conclusions terrifiantes sur la souffrance au travail ressentie par les juges.  La réalisatrice Danièle Alet a osé briser le tabou du suicide  en 2016 dans un documentaire intitulé « Sois juge et tais-toi ». On y entend notamment le témoignage de la magistrate Anne Caron-Déglise qui déclare face caméra que la justice est « à l’os ».

La justice est nue
Photo : ©P. Cluzeau

Au printemps dernier, c’était au tour du Syndicat de la magistrature de se pencher sur la question. Résultat ? Un tiers des répondants s’estime en état de souffrance au travail.   Chez les avocats, le sujet demeure tabou : impossible pour un conseil d’avouer qu’il va mal. Mais la grève a révélé leur revenu annuel médian – 43 000 euros -,  faisant voler en éclats l’image du bourgeois nanti.  Quel étrange paradoxe, pour la patrie des droits de l’homme, que la justice y soit indigente et les avocats si peu nombreux et si mal rémunérés (1).

Continuer, au risque de cautionner le système ?

C’est dans ce triste décor qu’il faut replacer les événements récents afin de les comprendre. Non, les avocats ne bloquent pas le système dans un honteux réflexe corporatiste visant à préserver leurs privilèges. Ils n’ont pas peur de toucher moins dans 20 ans, ils redoutent de ne plus pouvoir exercer leur métier maintenant. Et c’est bien ce qu’il risque de se produire si on double leurs cotisations retraite alors que la moitié de la profession gagne à peine de quoi vivre et supporte néanmoins le fardeau  de l’aide juridictionnelle. Plus profondément, face à la pénurie de moyens, tous les professionnels de la justice se posent à peu près la même question depuis des années : faut-il continuer à faire fonctionner la machine alors qu’elle est à bout de souffle au risque de cautionner une situation inacceptable, ou bien tout arrêter pour que ça change ?

La justice est nue
Photo : ©P. Cluzeau

 

Jusqu’ici,  la réponse a toujours fini par être  : continuons, pour cette femme qui attend qu’on lui rende justice aux Prud’hommes, pour cette mère qui veut visiter son fils en prison, pour ce père qui réclame un droit de visite, pour ce prévenu suicidaire qu’il faut d’urgence sortir de détention provisoire. Alors, ils continuent les uns de défendre, les autre de juger ce dossier-ci, puis celui-là,  et cet autre encore, en remettant à plus tard l’impossible décision consistant à  pénaliser quelques justiciables pour tenter de sauver tous les autres.

La douloureuse décision de dire : stop, on arrête !

C’est en cela que la grève des avocats, dure et nationale depuis le 6 janvier, est historique. Ils ont pris collectivement la douloureuse décision de dire : stop, cette fois ça va trop loin, on arrête.  Les conséquences pratiques sont graves, ils le savent  :  les stocks de dossiers s’accumulent,  les audiences vont s’allonger autant que les délais de jugement, tout le monde va en pâtir.  Les plus mobilisés sont aussi les plus fragiles : voilà plus d’un mois qu’ils sacrifient leurs revenus.  Si ce n’est pas de gaieté de coeur qu’ils le font,  c’est en revanche par passion. Une passion ravivée par la peur de l’avenir, la colère de n’être pas entendus, la confraternité ressuscitée dans l’épreuve.  On le voit lors des actions de défense massive :  ils passent leurs journées et une partie de leurs nuits à défendre  les prévenus en comparution immédiate. Pénalistes célèbres et anonymes, tout juste sortis de l’école ou plus aguerris, ensemble, fiers de leur robe et de leur mission, ils viennent montrer à la justice ce que c’est qu’une vraie défense, quand ils arrêtent de consentir à s’adapter, par force, par fatigue ou par désespoir,  à l’indigence ; quand soudain ils ne veulent plus se résigner à défendre le moins mal possible dans les limites insupportables qu’impose le manque de moyens chronique des juridictions.

La justice est nue
Photo : ©M. Pradel

Et voici que le système s’aperçoit avec horreur que si on l’oblige à accorder au voleur à la tire la même capacité à faire valoir ses droits qu’à un délinquant en col blanc, il explose. Ce constat-là pourrait bien changer la face des choses, durablement…

 

(1) Voir à ce sujet « Justice, une faillite française ? » par Olivia Dufour, Lextenso 2018.

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