Tribunal du Mans : « Il n’y aura bientôt plus rien à sauver, on a besoin de moyens, vite ! »
Rien ne va plus au tribunal judiciaire du Mans. Il faut désormais plus d’un an pour voir un juge aux affaires familiales. Les avocats n’en peuvent plus et les justiciables craquent. Alors la bâtonnière a décidé d’appeler au secours.
La justice en France ressemble à un tissu très usé sur lequel tout le monde se mettrait à tirer en même temps. Rapiécé en urgence à un endroit, il craque à côté, et ainsi de suite, depuis des décennies. Le quasi-doublement de son budget que l’on doit à Éric Dupond-Moretti est historique, mais il arrive bien tard.
L’an dernier, c’est le très riche département des Hauts-de-Seine, dont la juridiction appelait au secours, dénonçant une circulaire de localisation des emplois inadaptée à la spécificité de ses énormes contentieux. Le tribunal avait même saisi le juge administratif pour contester l’insuffisance du nombre de personnels qui lui est alloué (lire notre article ici). Le Conseil d’État vient de rejeter le recours le 10 novembre. Il y a eu aussi Niort qui manquait cruellement de greffiers, Laval privé de régie, Épinal, Rennes et Saint-Malo privés de juges pour cause de Jeux olympiques… C’est au tour du Mans de crier au secours. Le tribunal manque de magistrats et de greffiers.
Privé de tribunal de police depuis le 1er janvier
Le plus grave, comme souvent, c’est la situation aux affaires familiales. « La semaine dernière, une juge pour enfants s’est retrouvée en arrêt maladie, le tribunal a annulé toutes les audiences, et ensuite on reçoit des jugements sans audience sans que les justiciables aient été entendus ni leurs avocats, dans des affaires AEMO* ou placement par exemple les gens ont besoin d’expliquer les efforts qu’ils ont faits pour récupérer leurs enfants placés, raconte la bâtonnière du Mans, Cécile Froger-Ouarti. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ». Au Mans, il faut attendre un an pour voir un juge aux affaires familiales. Et encore… quand tout va bien. En octobre 2022, le tribunal fixait les premières audiences pour octobre 2023. Et puis le jour de la rencontre tant attendue avec le juge, point de greffier. « On a fait venir un autre greffier, pour assurer les renvois à…juin 2024 ! Pour les litiges de moins de 10 000 euros, c’est la même chose, pas d’audience avant un an » dénonce la bâtonnière. Rien hélas que de très ordinaire, Nantes est monté jusqu’à 17 mois de délai pour une première audience en matière de divorce, Bobigny et Nanterre 15. Plus original, Le Mans n’a plus de tribunal de police. Il a été fermé pour une durée de six mois le 1er janvier dernier, et n’a jamais rouvert. Comment fait-on sans tribunal de police ? « Il y a 16 000 dossiers non traités. On attend la prescription » répond Cécile Froger-Ouarti, désabusée. Le reste du pénal ne se porte guère mieux. Il faut dire que la délinquance a explosé dans la région sans que les effectifs ne suivent. « Les dossiers sont traités en composition pénale, sachant que chez nous le maximum de l’indemnisation victime dans ce cadre est de 300 euros, peu importe votre préjudice. Quel manque de respect pour les victimes ! » s’insurge la bâtonnière. Le reste est écoulé en comparution immédiate, même quand les dossiers nécessiteraient une instruction.
Renforcement d’effectifs pour les JO 2024 : « J’avais proposé une épreuve de rillettes, l’idée n’a pas été retenue »
Cela fait des mois que le barreau alerte. En vain. Les juridictions en région paient actuellement l’effort accompli par la Chancellerie pour aider l’Île-de-France à absorber le choc des jeux olympiques. Les JO 2024 engendrent d’ores et déjà un surcroît de travail dans le cadre du Plan zéro délinquance. À Bobigny par exemple, on tente d’éradiquer totalement le trafic de cigarettes, ce qui génère un surcroît de dossiers en correctionnelle (lire notre article ici). Mais il faut aussi anticiper les besoins lorsqu’il s’agira d’assurer le surcroît de contentieux lié à la venue de plus de 10 millions de visiteurs à l’été 2024, en pleines vacations judiciaires. Paris, Bobigny, Versailles ont été entendus et ont obtenu des renforts. Ailleurs, ça craque. « Les juridictions qui accueillent les JO ont leur quota de magistrats, mais nous on est en train de mourir. J’avais proposé une épreuve de rillettes puisque nous sommes dans La Sarthe, mais l’idée n’a pas été retenue » ironise la bâtonnière. Le plus inquiétant est peut-être de voir les petites juridictions, qui jusque-là tournaient à peu près bien au prix du surinvestissement de tous, menacer de s’effondrer.
« Les gens sont dans une situation de détresse absolue »
Ce d’autant plus que s’amorce un cercle vicieux. En effet, quand on ne traite pas assez vite les problèmes familiaux, ils dégénèrent et fabriquent de nouveaux contentieux, plus graves. C’est ce que la présidente de l’association des magistrats du TJ de Nanterre Dominique Marcilhacy, qui dénonçait elle aussi la situation catastrophique de sa juridiction en 2022, appelle « le ruissellement » des malheurs des justiciables. Faute pour un couple qui ne s’entend plus de pouvoir rencontrer un juge rapidement, c’est bien souvent le tribunal correctionnel qui finit par voir les époux avant le juge aux affaires familiales. Me Bérengère Bègue exerce depuis seize ans, elle est très inquiète. « Il est invraisemblable de devoir annoncer à une maman ou papa qu’il va devoir attendre 12 ou 14 mois pour qu’un juge se penche sur le sort de la famille. Les gens sont dans une situation de détresse absolue. On les voit se disputer les enfants à la sortie de l’école, cela déclenche des scandales, des signalements, et c’est comme ça que des gens ordinaires se retrouvent en correctionnelle ». La difficulté pour les avocats consiste à faire comprendre à leurs clients l’incompréhensible. Par exemple que s’ils engagent une procédure de divorce maintenant, elle n’aboutira pas avant 2026, sauf à ce que les époux s’accordent sur les modalités. « Et en attendant, on fait comment ? » répondent-ils invariablement. « Ils veulent écrire au juge pour que ça aille plus vite, on leur explique que c’est inutile, confie Me Solène Matoska, mais pour eux c’est inaudible de devoir attendre quatre mois par exemple pour une saisine à bref délai du juge aux affaires familiales en raison d’une suspicion de violences sur un enfant ! ».
« Je lui ai annoncé que son affaire était encore renvoyée, il s’est suicidé »
Il ne faut donc pas s’étonner quand un dossier déjà grave, concernant des personnes fragilisées, vire à la tragédie. « J’assistais un papa en plein divorce, qui avait des difficultés de santé psychologique, on avait obtenu une reprise des liens avec ses enfants dans un lieu sécurisé et nous avions ensuite demandé au Juge d’élargir ses droits, vers un droit de visite plus classique. « Je ne passerai pas un nouveau Noël sans mes enfants », m’a prévenu mon client. Je lui ai annoncé que son affaire était encore renvoyée. Il s’est suicidé » raconte Me Bérengère Bègue. Au barreau du Mans, on rit jaune quand on entend dire que la lutte contre les violences intrafamiliales est une priorité de la justice en France. Comment peut-on oser dire ça, quand le manque de moyens d’un tribunal contraint des gens qui ne s’entendent plus à vivre ensemble plus d’un an ? « Comme le tribunal correctionnel est engorgé, on déleste au maximum en utilisant la composition pénale. Résultat, j’ai une cliente qui est victime pour la troisième fois de violences conjugales, le délégué du procureur vient de prononcer une interdiction de contact pendant six mois, assortie d’un stage de sensibilisation. Mais ce stage il l’a déjà fait, on oublie la récidive sur la convocation pour que ça passe ! » relate Me Bègue. Qu’attend-on ? Un drame qui déclenchera une visite de l’inspection générale de la justice pour rechercher la responsabilité des magistrats, ceux-là mêmes que l’on contraint à travailler dans ces conditions ?
« Ça ne s’appelle plus de la justice, c’est de l’abattage ! »
Parfois les justiciables suspendent le cours de leur vie pendant des années, parce que la justice, saisie, ne leur répond pas et que le sujet est trop grave pour attendre sagement que la procédure évolue en pensant à autre chose. « Une de mes clients a été victime d’agression sexuelle incestueuse par son frère, il y a six ans. Tous deux étaient mineurs. Aujourd’hui, elle est majeure et toujours en attente de la décision du tribunal pour enfants. Le dossier a déjà été renvoyé deux fois. Elle a besoin de la justice pour avancer » confie Me Solène Matoska. Sans surprise, l’ambiance se tend entre magistrats surchargés et avocats à cran. Le barreau compte 180 inscrits. Non seulement il faut calmer les clients et les épauler, mais en plus les honoraires ne rentrent pas puisque l’activité est ralentie. La situation est particulièrement difficile pour les plus jeunes. « Hier a débuté au Mans un dossier correctionnel de stupéfiants. Personne n’a informé les avocats qu’il allait durer huit jours, on tablait sur deux, la présidente a commis d’office à l’audience sans m’appeler ni essayer de trouver une solution. On n’en peut plus ! On ne sait plus comment gérer cela, soutenir nos clients et faire vivre nos cabinets » se désole la bâtonnière. « ça ne s’appelle plus de la justice c’est de l’abattage ».
« La direction des services judiciaires est consciente de l’urgence au Mans »
La juridiction compte 32 magistrats du siège, 11 au parquet et 106 professionnels au greffe, il y a deux postes vacants au siège, un au parquet, et quatre au greffe, sans compter bien sûr les arrêts maladie et le sous-dimensionnement des effectifs théoriques inscrits dans la circulaire de localisation des emplois (CLE). La situation de détresse est parfaitement identifiée au niveau de la cour d’appel d’Angers, mais personne n’a le pouvoir d’accomplir des miracles. « Il y a deux problèmes, d’abord en sortie de covid, les postes de magistrats créés n’ont pas été accompagnés de postes de greffiers, ce qui a créé un goulot d’étranglement. Et puis la juridiction est confrontée à une hausse sensible et structurelle de la délinquance en lien avec la proximité du Mans de la région parisienne » analyse le premier président de la Cour Éric Maréchal. Celui-ci fait ce qu’il peut avec son quota de magistrats placés : sur les 5 dont il dispose pour l’ensemble du ressort, il en a envoyé deux au Mans ainsi que 3 greffiers sur les 8 qu’on lui a alloués. Comme beaucoup, la cour d’Angers a été sacrifiée aux JO lors de la Transparence de septembre dernier, à l’exception d’une création de poste d’un juge de l’application des peines, précisément destinée au Mans. « La DSJ est consciente de l’urgence au Mans et a fait en sorte que le poste soit pourvu malgré les difficultés qu’elle a rencontrées » précise Éric Maréchal. Le magistrat a déjà les yeux fixés sur la prochaine transparence en septembre 2024 « il faut que les postes vacants soient pourvus, c’est le plus urgent » confie-t-il. À plus long terme, la répartition au sein des cours d’appels des nouveaux postes prévus dans la loi de programmation est en cours de négociation. « Elle prévoit treize postes de magistrats du siège supplémentaires d’ici 2027 pour la cour d’appel d’Angers, nous en demandons quatre pour le Mans et six greffiers sur les dix-sept créations de postes prévues » précise le Premier président.
En espérant que les renforts arriveront avant que les dommages ne soient devenus irréversibles...« Je connais l’état de la justice, il faut faire du bruit pour qu’il se passe quelque chose. Si nous devons attendre encore quatre ans, il n’y aura plus rien à sauver. Il faut nous envoyer des moyens, vite ! » met en garde la bâtonnière.
*Aide éducative en milieu ouvert
Référence : AJU403470