Explosion rue de Trévise : la regrettable erreur des services juridiques de la Ville de Paris

Publié le 17/09/2021

Dans son avis rendu le 10 septembre, la direction des Affaires civiles et du Sceau (DACS) estime que la Ville de Paris « semble assimiler accord-cadre et transaction ». Une confusion qui serait à l’origine de son refus d’indemniser les victimes de l’explosion rue de Trévise. La DACS juge que la participation financière de la mairie présente un intérêt public.

Explosion rue de Trévise : la regrettable erreur des services juridiques de la Ville de Paris
A l’angle des rues de Trévise et Sainte-Cécile, les palissades au pied de l’immeuble toujours inoccupé (Photo : ©I. Horlans)

 Les conclusions des juristes du bureau du droit constitutionnel et du droit public général de la DACS sont claires, concises, sans appel. Elles mettent fin au litige opposant les victimes de l’explosion survenue en janvier 2019 rue de Trévise (IXe arrondissement) à Anne Hidalgo, maire de Paris. Sous couvert de possible atteinte à la présomption d’innocence de la Ville, mise en examen depuis un an, elle refusait que la collectivité concoure à la prise en charge des préjudices subis. Or, il est établi que la signature d’une telle convention permettant le versement d’aides « est assortie d’un mécanisme de remboursement » si la responsabilité de la Ville est in fine « écartée par le juge ou si le montant des indemnités qu’elle serait condamnée à payer est inférieur aux aides préalablement versées ».

Un étrange malentendu à l’origine du blocage

Le constat de la Chancellerie rejoint ainsi l’analyse de Me Frédéric Bibal, l’avocat de la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (Fenvac) et de son confrère Bernard de Froment, expert en droit public, ancien membre du Conseil d’État. Ce dernier avait été sollicité dès novembre 2020 par Delphine Bürkli, la maire du IXe arrondissement qui soutient les personnes frappées par la tragédie du 12 janvier 2019.

S’appuyant sur une abondante jurisprudence, reprise et complétée par la DACS, Me de Froment parvenait déjà à un raisonnement identique (nos articles du 28 juin et du 12 juillet). Cela signifie qu’une année a été perdue pour les familles des deux pompiers, de l’infirmière et de la touriste tués, les 66 blessés et les quelque 500 sinistrés qui espèrent toujours rentrer chez eux.

Plus surprenant, les arguments portés par les conseillers d’Anne Hidalgo reposaient sur un malentendu. Ils auraient étrangement confondu accord-cadre et transaction. Définie par l’article 2044 du Code civil, la transaction est un contrat par lequel les parties « terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître ». L’article 2052 du même code, dans sa rédaction issue de la loi du 18 novembre 2016, précise qu’elle « fait obstacle à l’introduction ou à la poursuite entre les parties d’une action en justice ayant le même objet ». A la différence de la transaction « qui organise donc l’indemnisation définitive », souligne la Chancellerie, l’accord-cadre « n’implique pas de reconnaissance préalable de responsabilité ».

À situation particulière, traitement particulier

 Dès qu’il sera validé, la collectivité pourra « participer au financement de l’indemnisation des dommages subis, tant par les personnes physiques que morales, sans attendre que la justice ait établi les responsabilités », fait valoir le bureau du ministère de la Justice.

Certains riverains, gravement mutilés, sont en grande souffrance. C’est le cas d’Inès, qui s’apprête à subir sa 41e opération chirurgicale (notre article du 15 septembre), mais aussi d’Angela, Ameroche et Amor aux conditions de vie menacées (notre encadré). La DACS en a conscience : « La situation particulière des victimes de cette explosion paraît justifier un traitement particulier », écrivent les auteurs du rapport. Les avances qui leur seraient allouées permettraient de « tenir » jusqu’au procès, a fortiori s’il y a appel et pourvoi en cassation. Et les fonds, est-il formellement indiqué, seraient reversés à la mairie en cas de relaxe.

La direction des Affaires civiles et du Sceau cite en exemple la catastrophe d’AZF qui fit 31 morts et 4 480 blessés le 21 septembre 2001, causant par ailleurs de lourds dégâts matériels. L’accord-cadre fut signé le 31 octobre, 39 jours après ! Il ne reconnaissait aucunement la responsabilité de la SA Grande Paroisse. Cela ne l’empêcha pas d’instruire 34 330 dossiers en sept mois et de verser 130 millions aux demandeurs avant le 22 mai 2002. AZF fut définitivement condamnée le 17 décembre 2019 et l’assureur endossa l’intégralité des frais.

Les avances accordées aux Toulousains ont permis aux uns de se soigner correctement, aux autres de se reloger. S’ils avaient dû patienter jusqu’au rejet des ultimes recours, soit 18 ans, nombre d’entre eux auraient sombré.

Respecter « le principe d’égalité entre habitants »

La DACS insiste sur l’objectif d’un tel accord : « Favoriser l’indemnisation amiable, rapide, intégrale, individualisée des préjudices de victimes et/ou ayants droit d’un accident collectif en sauvegardant les voies de recours judiciaires. » Sa signature « permet de démontrer l’engagement de chacun dans une démarche transparente et au bénéfice des victimes ».

Les juristes de la Chancellerie mentionnent un autre point : l’intervention de la municipalité « peut poursuivre un intérêt public au-delà de l’intérêt des personnes concernées » si, « comparé au reste de la population », elles sont confrontées à des difficultés. « Aucune disposition ne l’interdit. » Il en va de même si « l’intérêt de la mairie est d’entreprendre au plus vite les travaux de restauration des immeubles endommagés afin de permettre le relogement des occupants, la reprise des activités (…) et l’amélioration de l’image de Paris vis-à-vis du public, notamment des touristes, s’agissant d’une rue en plein centre ».

A l’appui de ses préconisations, la DACS relève « le respect du principe d’égalité entre habitants de Paris ou entre ceux qui y exercent leur activité professionnelle ». Ce principe « doit être assuré » s’il suppose « que les victimes de l’explosion rue de Trévise se trouvent objectivement dans une situation différente des autres personnes ayant subi un accident similaire dans la commune ». Ainsi, conclut le bureau, « la participation financière de la Ville de Paris pourrait dès lors être regardée comme présentant un intérêt public local ».

Anne Hidalgo n’a donc plus de raison de s’inquiéter d’un tel engagement. Il ne lui reste qu’à s’assoir autour d’une table avec GRDF, qui a donné son accord depuis plusieurs mois, la société de travaux Fayolle mandatée par le service de la voirie, le Syndic de copropriété et les assureurs. Si possible avant la troisième commémoration de l’explosion, le 12 janvier 2022.

 

Linda Zaourar, présidente de l’association Vret « J’ai vu des horreurs qui m’ont marquée à vie »

Explosion rue de Trévise : la regrettable erreur des services juridiques de la Ville de Paris
Linda Zaourar dans son quartier parisien le 15 septembre 2021 (Photo : ©I. Horlans)

 Linda Zaourar, présidente de l’association Vret*, était directrice des hôtels Ibis Style et Mercure situés rue de Trévise à Paris. Le 12 janvier 2019, Inès, Angela, Ameroche, Amor, membres de son équipe, ont été très gravement blessés. Depuis, elle les aide, en dépit de ses propres tourments. Mercredi 15 septembre, dans son quartier parisien, elle revient difficilement sur le drame. En accident du travail, elle « espère reprendre une activité mais j’ai peur. J’ai vu des horreurs qui m’ont marquée à vie ».

Très émue, elle parle « du choc », « des corps déchiquetés », des cris, de la recherche de survivants. De l’infirmière Adèle, 26 ans, prisonnière sous les décombres, déterrée le 13 sans savoir si elle est morte sur le coup ou si elle a agonisé. « J’étais ici depuis 21 ans, je connaissais tout le monde. Avec mon équipe, nous rigolions beaucoup. Aujourd’hui, comme tant d’autres, ils se battent pour obtenir des aides au lieu de ne penser qu’à la réparation, la reconstruction, la résilience », déplore-t-elle.

« Amor est resté sans dents pendant deux ans »

 Linda Zaourar ne songerait pas à se plaindre : « Si j’ai pris un sacré coup, je reste déterminée. Si le drame avait été correctement géré, je ne serais pas aussi atteinte. Je ne peux pas abandonner mes employés. » Angela, 25 ans à l’époque, danseuse au rêve brisé dont les chirurgiens ont failli amputer les pieds : « Elle a subi plusieurs opérations, des greffes osseuses, il faudra la réopérer en fin d’année. Elle n’a plus de cheville gauche, son pied droit ne tenait qu’avec un tendon. J’ai dû lui trouver un appartement en juillet 2020, elle n’accédait plus au sien en fauteuil roulant. La presse italienne, surtout La Stampa, s’est indignée de la façon dont la Ville a abandonné la jeune Sicilienne. » À cause de la pandémie, l’hôpital a renvoyé Angela qui a dû se loger à l’hôtel sans prise en charge financière. « Heureusement, dit Linda, elle reste très positive. »

Ce n’est pas le cas d’Amor, 44 ans, épuisé par les douleurs, les soucis : « Il est resté sans dents pendant deux ans. Elles avaient toutes été arrachées et sans argent, il n’avait pas accès aux implants. Sa carotide a été partiellement sectionnée, il a perdu l’usage de son bras gauche et d’un œil. Le second est également abîmé. Récemment, il est tombé dans la rue, ses lunettes ont été brisées et la Sécu refuse de les lui remplacer. Il n’a droit qu’à une paire par an. »

« J’ai pris conscience de l’inhumanité d’Anne Hidalgo »

 Ameroche, 55 ans, n’est guère mieux loti, d’autant moins qu’il vit seul. Son éventration, 59 centimètres de long sur 22 de large, le fait toujours souffrir. Comme la réparation de son œsophage percé de verre et l’ablation de trois mètres d’intestin ou la plaque qui a réparé son bras droit. Ses deux années de kinésithérapie n’ont amélioré ni son équilibre ni sa digestion. « La Sécu exige de le voir, hélas il ne peut pas marcher. J’ai essayé de leur expliquer, en vain », soupire Linda. « Il a travaillé toute sa vie, pour lui c’est l’horreur de se retrouver handicapé. Je me battais pour qu’il prenne ses vacances ! Il réparait toujours quelque chose, il n’arrêtait pas. Au chômage à son âge, comment va-t-il s’en sortir ? »

A l’image d’Inès (notre article du 15 septembre), ces employés bosseurs en « sont réduits à quémander », déplore-t-elle. Generali a pris en charge des frais sur devis, pas les charges annexes : l’équipement des logements, les dépassements d’honoraires, déplacements, psychologues, des vêtements adaptés, etc. Sur les avances de l’assureur, des avocats ont ponctionné des dizaines de milliers d’euros dès février 2019, un mois après l’explosion.

L’annonce, le 13 septembre, de la possible signature d’un accord-cadre par la mairie de Paris, laisse Linda dubitative : « Ce sont les montagnes russes depuis deux ans et demi donc je reste prudente. Le 28 janvier 2021, j’ai pris conscience de l’inhumanité d’Anne Hidalgo. Elle nous a reçus, nous étions quelques-uns, dont Luis Miguel en visioconférence. Il a perdu sa femme, ses trois enfants étaient sur ses genoux. La maire nous a déclaré : “Ne vous inquiétez pas, avec ou sans loi, je ferai tout pour vous sortir de là. Je suis toujours à côté des victimes.” Juste après, elle a bloqué l’accord. Alors… »

*Victimes et rescapés de l’explosion de la rue de Trévise

 

Lire également notre article : « Explosion rue de Trévise à Paris : « Nous sommes coupables d’être victimes » »

 

 

 

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