Mise au banc du Conseil de l’Europe, la Russie est juridiquement isolée
La Russie a été exclue, le 16 mars dernier, du Conseil de l’Europe. Conséquence directe, le pays cessera d’être partie prenante à la Convention européenne des droits de l’Homme. Ses citoyens ne pourront plus, quant à eux, saisir la Cour européenne des droits de l’Homme. Pour Nicolas Hervieu, juriste enseignant à Sciences Po et spécialiste du droit européen des droits de l’Homme, la Russie sera désormais « clairement identifiée comme un pays qui se place en marge du droit européen et international ».
Actu-Juridique : Dans le flot de sanctions et de mesures prises contre la Russie ces dernières semaines, quelle est la portée de la décision du Conseil de l’Europe ? Est-elle symbolique ?
Nicolas Hervieu : C’est tout sauf une décision symbolique. D’abord, une telle exclusion est sans précédent car, depuis la création du Conseil de l’Europe en 1949, aucun État n’en a jamais fait l’objet, sur le fondement de l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe. Seule la Grèce de la dictature des Colonels s’était retirée en 1969, au titre de l’article 7 du statut et sous la menace d’une exclusion. En outre, cette décision a des conséquences institutionnelles et diplomatiques majeures. Jusqu’au 16 mars, le Conseil de l’Europe était la principale organisation européenne à laquelle appartenait la Russie et représentait pour celle-ci un canal d’échanges et de discussions avec les 46 autres États européens. Surtout, cette exclusion du Conseil de l’Europe conduit mécaniquement la Russie à sortir du système de la Convention européenne des droits de l’Homme, qui contribue de façon déterminante à la protection des droits et les libertés. En effet, selon l’article 58 de la Convention européenne, « cesserait d’être partie à la présente Convention toute partie contractante qui cesserait d’être membre du Conseil de l’Europe ».
AJ : Là aussi est-ce grave pour les Russes ?
N. H. : Oui. Dorénavant, les citoyens russes ne pourront plus se prévaloir de la Convention européenne devant les juridictions nationales pour tenter d’obtenir la protection de leurs droits et libertés. Corrélativement, ils ne pourront plus saisir la Cour européenne des droits de l’Homme d’une requête afin, in fine, de faire condamner l’État russe pour violation de ces mêmes droits. Certes, il est indéniable que, ces dernières années, le respect de la Convention et des arrêts rendus par la Cour européenne était devenu aléatoire en Russie. Pour autant, outre qu’un nombre non négligeable d’arrêts européens ont contribué à changer les choses en Russie, le seul fait qu’il soit possible de saisir la Cour et d’obtenir, parfois même en urgence, un constat solennel et public d’une violation des droits et libertés constitue un levier puissant pour limiter le règne de l’arbitraire et de l’impunité. Souvent, il s’agissait même d’un ultime et précieux rempart, en particulier pour les opposants politiques au premier rang desquels figure Alexeï Navalny. En somme, même si la Russie de Vladimir Poutine ne s’est guère montrée farouchement soucieuse de la légalité européenne, les condamnations prononcées par la Cour européenne – dont la légitimité est conséquente – étaient inconfortables pour les autorités, lesquelles devaient s’en justifier notamment devant l’opinion publique internationale et les interlocuteurs de la Russie.
AJ : Peut-on affirmer que la Russie, en plus d’être isolée économiquement et diplomatiquement, est aussi dorénavant évincée de l’ordre juridique mondial ?
N. H. : À force de fouler aux pieds les règles les plus basiques du droit international – dont en particulier le principe de non-agression –, de refuser ostensiblement de respecter les décisions ordonnées par la Cour internationale de justice ou encore de se mettre en situation d’être exclue par des organisations européennes et donc de couper tous liens avec le système européen des droits de l’Homme, il est certain que la Russie en est venue à s’affranchir radicalement de l’ordre juridique international. Or, cette fuite en avant – motivée par la volonté, à court terme, de poursuivre coûte que coûte la guerre en Ukraine – ne serait pas sans conséquence à moyen et long terme pour la Russie. En particulier, sur le plan diplomatique mais aussi économique, car disposer de la réputation d’être un État dans lesquels l’arbitraire règne et où les droits les plus fondamentaux ne sont pas respectés n’ait guère à nourrir la confiance. En somme, le mouvement progressif d’isolement du concert des nations et de l’ordre juridique international hypothèque gravement l’avenir de la Russie et surtout les perspectives de sa population.
AJ : Que vont devenir juridiquement les 18 000 requêtes qui étaient en cours contre la Russie auprès de la Cour EDH ?
N. H. : Le jour de l’exclusion de la Russie par le Conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’Homme a d’emblée annoncé la suspension de « l’examen de toutes les requêtes contre la Fédération de Russie en attendant d’examiner les conséquences juridiques de cette [exclusion] sur le travail de la Cour ». Une telle attitude de temporisation était aisément compréhensible, tant l’exclusion de la Russie soulève des questions juridiques ardues et même inédites.
La première de ces questions est celle de la date précise à laquelle il sera possible de considérer que la Russie n’appartient plus à la Convention européenne des droits de l’Homme. Car répondre à cette interrogation implique de conjuguer deux séries de stipulations : d’une part, l’article 8 du statut du Conseil qui prévoit que « le Comité peut décider que le membre dont il s’agit a cessé d’appartenir au Conseil à compter d’une date que le Comité fixe lui-même ». Or, s’agissant de la Russie, le Comité des ministres – composé des ministres des Affaires étrangères des États membres ou leurs représentants diplomatiques permanents – a décidé sans ambiguïté d’une exclusion a effet immédiat, dès le 16 mars 2022 ; mais d’autre part, l’article 58 de la Convention européenne est peu explicite sur le cas particulier de l’exclusion. En effet, ce texte régit surtout l’hypothèse d’une « dénonciation » de la Convention à l’initiative d’un des États parties et prévoit, en son alinéa 1er, que le retrait sera effectif uniquement après « un préavis de six mois ». Puis, à nouveau, l’alinéa 3 de ce même article précise que tout État qui « cesserait d’être membre du Conseil de l’Europe. […] cesserait [alors] d’être Partie à la présente Convention ». Mais sans préciser clairement si ce préavis vaut uniquement pour la dénonciation de la Convention européenne ou aussi pour toute forme de sortie du Conseil de l’Europe. En sa qualité d’interprète authentique de la Convention, la Cour européenne – réunie en formation solennelle d’Assemblée plénière – a décidé de trancher ce point déterminant par une résolution du 22 mars, aux termes de laquelle elle décide que « la Fédération de Russie cesse d’être une Haute Partie contractante à la Convention à compter du 16 septembre 2022 ». En somme, et au nom de la « protection concrète et effective » des droits conventionnels, la Cour européenne a retenu l’option du délai de six mois. Cela implique, comme le précise l’Assemblée plénière, que « la Cour demeure compétente pour traiter les requêtes dirigées contre la Fédération de Russie concernant les actions et omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention qui surviendraient jusqu’au 16 septembre 2022 ». En d’autres termes, les 144 millions de russes mais aussi toutes les personnes qui s’estiment victimes de violations imputables à la Russie – tels que, naturellement, les ukrainiens affectés par l’agression militaire russe – pourront continuer à saisir la Cour européenne jusqu’à cette date.
Or, précisément, le second enjeu majeur réside dans les conditions dans lesquelles seront jugées les affaires ainsi initiées contre la Russie et qui seront encore pendantes devant la Cour européenne le 16 septembre prochain (sachant qu’actuellement pas moins de 18 000 requêtes sont pendantes). D’un point de vue procédural, les difficultés sont réelles : Comment mener à bien l’examen contentieux de ces requêtes avec un gouvernement russe qui, après avoir été exclu du Conseil de l’Europe, ne sera guère enclin à participer au débat contradictoire ? En outre, quelle sera l’autorité d’un arrêt rendu contre un État qui ne participe plus au système européen des droits de l’Homme ? Dans ces conditions, plusieurs options existent pour la Cour européenne : Rendre en masse des arrêts, même par défaut, afin de solder la situation russe et ainsi éviter le déni de justice pour les requérants ? Geler sine die l’examen de ces requêtes dans l’espoir – certes mince – d’une amélioration de la situation avec la Russie ? Tous les scénarios sont actuellement envisageables.
AJ : La Russie pourra-t-elle un jour réintégrer le Conseil de l’Europe et donc ratifier une nouvelle fois la Convention européenne des droits de l’Homme ?
N. H. : Absolument, c’est juridiquement possible. De la même manière qu’un État peut dénoncer ses engagements internationaux – comme ce fut l’intention initiale de la Russie qui a notifié son retrait du Statut du Conseil de l’Europe dans le but, vain, d’éviter une infamante exclusion – ou être exclu d’une organisation internationale, il peut tout à fait, tout aussi souverainement, décider de réintégrer ces mêmes organisations. Ou, s’agissant de la Russie, de modifier son comportement pour satisfaire de nouveau aux exigences requises d’appartenance à l’organisation internationale. A court terme, il est évident que la Russie devrait cesser toutes ses actions en Ukraine avant d’envisager une réintégration. A moyen et long terme, un changement profond d’attitude de la Russie, à l’égard de la légalité internationale mais aussi du respect des droits et libertés, serait nécessaire. Autant dire qu’en l’état de la ligne tenue par Vladimir Poutine, un tel renversement est fort peu probable dans un proche horizon. Mais gageons et espérons qu’il n’en sera pas toujours ainsi…
Référence : AJU004d9