Val-de-Marne (94)

L’anonymat des dons de gamètes avant les lois de bioéthique (I) : la conception du Cecos du Kremlin-Bicêtre (1799-1979)

Publié le 09/08/2021

Le 29 juin 2021, les lois de bioéthique ont été votées. La reconnaissance du droit d’accès aux origines des personnes conçues grâce à un don de gamètes en est l’une des mesures principales. Les futurs donneurs devront accepter que leur identité et des informations non identifiantes soient révélées à la personne majeure issue de leur don qui en fera la demande. Les anciens donneurs seront contactés à la demande des personnes conçues par don afin d’exprimer leur volonté. Cette évolution semble briser le principe d’anonymat que les premières lois de bioéthique de 1994 avaient érigées en pilier indéboulonnable, aux côtés de la gratuité. Le législateur consacrait alors pour la première fois le principe d’occultation du donneur propagé par le Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (Cecos) de l’hôpital Bicêtre. Quelle est l’origine de ce secret, et quel rôle le Cecos du Kremlin-Bicêtre a-t-il joué dans sa conception ?

La première insémination artificielle humaine est réalisée par l’écossais John Hunter à la fin du XVIIIe siècle. L’anatomiste se contente d’appliquer à la femme une ancestrale pratique des élevages équins et bovins, récemment hissée au rang de méthode scientifique par l’abbé Lazzaro Spallanzani. La date exacte de l’expérience demeure incertaine du fait de la publication posthume de ses travaux en 1799. Michel-Augustin Thouret est le premier médecin à la pratiquer en France. L’insémination artificielle se répand et engendre de nombreux articles de vulgarisation scientifique sans la moindre réprobation sociale. En 1871, Pierre-Fabien Gigon publie aisément sa thèse soutenue en 1867, Essai sur la fécondation artificielle chez la femme dans certains cas de stérilité. Le premier soubresaut juridique apparaît avec le procès d’Oscar de Lajartre en 1883. Ce médecin renommé est condamné par le tribunal de Bordeaux pour avoir trahi le secret médical dans une assignation en paiement d’honoraires. Il est au passage accusé d’obscénité et de charlatanisme en raison des réclames qu’il publie régulièrement dans les journaux. La Société de médecine légale adopte en conséquence à l’unanimité la proposition suivante : « Un médecin honorable ne doit pas prendre l’initiative de proposer l’opération de la fécondation artificielle, mais il ne doit pas se refuser à la pratiquer quand elle est réclamée par les intéressés. Il s’entourera de toutes les garanties qu’exigent l’honorabilité et le secret professionnels ». Dès lors la pratique est tolérée tout en étant condamnée à la clandestinité.

Ainsi en 1885, Joseph Gérard est également accusé de charlatanisme par la faculté de médecine : sa thèse sur la fécondation artificielle est refusée. Qu’importe, il la publie peu après, en 1888, chez Flammarion. L’ouvrage vulgarisé et enrichi de nombreux dessins connaît un succès phénoménal et plusieurs rééditions. L’auteur choisit bien sa cible : « Notre livre est surtout destiné aux familles qui sont désolées de rester sans enfants ». L’hostilité provient des autorités temporelles et spirituelles. Le rejet de l’insémination artificielle se propage au moment même où le recours aux tiers donneurs, certainement plus ancien, commence à être pleinement assumé. Le docteur William Pancoast de Philadelphie est le premier à en faire la publicité en 1884. En 1897, un décret de la congrégation du Saint-Office déclare l’insémination artificielle illicite. Cette sentence est renouvelée en 1929 et en 1930, puis par le pape Pie XII en 1949 et 1956, essentiellement en fonction de trois arguments. L’Église assimile l’insémination artificielle intraconjugale à un adultère en raison de la participation active du médecin. La condamnation du recueil du sperme est délicate. Le pêché d’Onan est d’avoir préféré détruire sa semence vers la terre plutôt que de féconder la femme de son frère. En l’espèce, l’acte de recueil est identique mais l’objectif est la procréation : l’onanisme est-il caractérisé par le moyen ou par la finalité ? Enfin, l’insémination artificielle serait contre-nature du fait de son origine vétérinaire. La condamnation spirituelle de l’insémination artificielle n’empêche pas sa prolifération au sein des cabinets gynécologiques. Elle ne fait qu’accentuer le secret de l’opération tant pour se prémunir de l’accusation d’adultère, que protéger la légitimité des enfants ainsi conçus. Les condamnations temporelles finissent par suivre : le 28 mai 1956, la cour d’appel de Lyon affirme que l’insémination artificielle est un « procédé humiliant de nature injurieuse » pouvant être invoqué comme cause de divorce.

L’invention de la congélation des gamètes permet l’apparition des premières banques de sperme en 1968 aux États-Unis. Ce procédé permet de séparer temporellement le don de l’insémination, prévenant ainsi toute rencontre entre le donneur et le receveur : le secret de leur identité est absolu. Le Professeur Georges David crée dès l’année suivante à l’Hôpital Bicêtre le premier laboratoire d’étude du sperme humain, qu’il baptise Centre d’étude et de conservation du sperme humain (Cecos) en janvier 1973, peu après avoir maîtrisé la méthode de la congélation. Au même moment les docteurs Albert Netter et Michel Jondet ouvrent un second laboratoire à l’hôpital Necker, rapidement intégré dans le réseau des Cecos. Les Cecos sont des associations de la loi de 1901 subventionnées et généralement hébergées par des centres hospitalo-universitaires. Leur emplacement rassure les donneurs et les receveurs, lesquels peuvent aisément se confondre avec des patients ordinaires de l’hôpital. L’objectif de Georges David est de démocratiser l’insémination artificielle avec tiers donneur en proposant un cadre éthique rassurant. Hématologue de formation, ce pionnier s’inspire des principes régissant le don de sang. Il décrète que les dons seront gratuits et réservés aux hommes mariés âgés de moins de 45 ans ayant déjà procréés. L’accord de l’épouse est indispensable et seuls les couples mariés peuvent recevoir un don, afin que la transaction soit réalisée entre deux couples légitimes. Ce socle éthique n’est pas partagé par ses concurrents, le Centre d’exploitation fonctionnel et d’étude de la reproduction (Cefer) de Marseille et les cabinets gynécologiques. Les donneurs y sont généralement rémunérés, le secret n’est pas systématique, les jeunes donneurs célibataires sont acceptés afin d’obtenir de meilleurs délais et rien n’empêche les femmes célibataires d’accéder à cette technique.

Illustration de José Roy

Joseph Gérard, Nouvelles Causes de stérilité dans les deux sexes : Fécondation artificielle comme moyen ultime de traitement, éd. C. Marpon et E. Flammarion, 1888

Néanmoins, le modèle proposé par le Cecos du Kremlin-Bicêtre s’avère très attractif et s’exporte dans les principaux hôpitaux de France. Dès 1976 Georges David tente d’encadrer juridiquement l’insémination artificielle afin de la rendre plus accessible, mais aussi étouffer la concurrence en imposant sa charte éthique. Le vide juridique met en péril le recours à un tiers donneur : le 30 juin 1976 le tribunal de Nice déclare recevable et fondée l’action en désaveu de paternité introduite par un mari ayant pourtant donné son consentement à l’insémination artificielle pratiquée sur son épouse. S’il ne parvient pas à obtenir un agrément administratif, le professeur David rejoint en 1977 l’association des libertés où il anime les premières discussions sur une proposition de loi. La loi du 12 juillet 1978 sur la maternité reconnaît officiellement l’insémination artificielle en tant que traitement de la stérilité, donnant droit au remboursement intégral par la Sécurité sociale. Le montant du remboursement étant bien plus élevé que le coût de revient des paillettes, le modèle économique des Cecos est définitivement assuré.

Le 26 octobre 1978, les sénateurs, Henri Caillavet et Jean Mézard, déposent une proposition de loi « tendant à faire de l’insémination artificielle un moyen de procréation », directement issue des travaux de l’association des libertés. L’article 4 dispose que toute personne concourant au recueil de sperme, à sa conservation, à son traitement et à l’insémination artificielle est tenue de respecter le secret de l’identité du donneur et de l’insémination elle-même, sous peine selon l’article 16 d’un emprisonnement de 7 à 15 ans et une amende de 12 000 à 120 000 francs. Cet anonymat n’est imposé ni au donneur, ni au receveur, ni à l’enfant : « Il est bien évident qu’il s’agit du secret auquel sont tenues les personnes liées professionnellement à ces opérations (psychiatres, psychologues, généticien et gynécologues, personnel du service médical, éventuellement les magistrats) ; on ne peut, au risque de porter atteinte à une liberté individuelle, imposer le secret au donneur et au couple ». L’article 12 vise à protéger la filiation légitime de l’enfant : « Le désaveu n’est pas recevable s’il est établi par tout moyen de preuve que l’enfant a été conçu par voie d’insémination artificielle, soit des œuvres du mari, soit des œuvres d’un tiers anonyme ». Cette première proposition de loi est plus libérale que la pensée des Cecos, grâce à l’appui d’Henri Caillavet : l’article 9 autorise l’insémination d’une femme célibataire, à condition qu’elle ait plus de 23 ans, qu’elle n’ait pas d’enfant et que le donneur soit un tiers anonyme. Enfin, l’article 11 prévoit l’insémination post-mortem. L’épouse veuve ou la concubine notoire veuve peuvent demander l’insémination par le sperme de leur de cujus si ce dernier a déposé ses gamètes dans un centre de conservation avant son décès.

La commission des affaires sociales du Sénat rend son rapport le 27 juin 1979. Henri Caillavet est écarté au profit du docteur Jean Mézard, lequel épouse totalement la position de Georges David. Parce qu’elles seraient « sans doute assez mal comprises par l’opinion publique », l’insémination post-mortem et l’insémination des femmes célibataires sont exclues. Le secret de l’identité du donneur est rappelé, non pour le protéger mais pour attirer plus de patients stériles. Le donneur est qualifié d’« obstacle psychologique essentiel à l’insémination artificielle », et doit en conséquence être occulté. La règle du secret « paraît indispensable pour faire accepter par l’opinion un traitement aussi psychologiquement délicat ». Néanmoins le secret médical sanctionné par l’article 378 du Code pénal semble suffisant pour respecter un tel impératif et « lever les hésitations des couples stériles soucieux de discrétion ». L’anonymat des dons de gamètes est donc une redondance du secret médical. D’ailleurs, ce principe figure parmi les principes médicaux, alors que la gratuité est un principe général. De même, l’article 14 calque la peine encourue en cas de violation du secret du don sur les sanctions de droit commun prévues en matière de secret médical. Un nouvel article 12 est ajouté : aucun lien de filiation ne peut être établi entre un enfant conçu par insémination artificielle et le donneur lorsque celui-ci n’est pas le mari. A priori cette mesure complète la prohibition du désaveu de paternité, afin que la personne conçue par don conserve le statut d’enfant légitime. Cette mesure y participe sans aucun doute. Néanmoins, selon le rapporteur, l’objectif principal est à nouveau marketing : « Nous n’ignorons pas que se développe, dans certains pays nordiques et anglo-saxons, un mouvement tendant à la reconnaissance des filiations biologiques. Cependant, en raison de l’état de l’opinion en France concernant ce problème, il nous paraît que cette interdiction, en complétant la règle du secret posée par la proposition de loi, est de nature à mieux faire accepter par le public cette technique nouvelle de lutte contre la stérilité ».

Le secret est le parèdre de l’insémination artificielle, que ce soit pour préserver l’honorabilité du médecin ou attirer le maximum de couples. Cette conception est en bonne voie d’être adoubée par le législateur dès 1979, mais un événement imprévisible va maintenir le vide juridique…

(À suivre).

X