Justice : La chancellerie prend la crise au sérieux

Publié le 13/12/2021

Le ministère de la justice a organisé lundi matin une conférence de presse en réaction à la tribune des 3000. Durant plus d’une heure, le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti, entouré du directeur des services judiciaires, Paul Huber, du chef de l’inspection, Jean-François Beynel et de la secrétaire générale, Catherine Pignon, a dressé l’état des lieux de l’institution judiciaire, rappelé les avancées accomplies et annoncé quelques mesures nouvelles.

Justice : La chancellerie prend la crise au sérieux
Eric Dupond-Moretti (Photo : ©O. Dufour)

« S’ils ont prévu du café, c’est que l’heure est grave » lance une  journaliste en arrivant devant la salle où doit se tenir la conférence de presse. Et en effet, la Chancellerie a visiblement pris la mesure de la gravité de la crise qui s’exprime au sein de l’institution judiciaire depuis la parution de la tribune des 3000. Terminés les conférences de presse téléphoniques en off, les vidéos du ministre sur Facebook et autres gadgets de communication en vogue ces derniers mois. Retour aux bonnes vieilles méthodes : une salle, des chaises, un ministre, entouré de ses conseillers, une présentation d’informations et une séance de question-réponse avec les journalistes. Bref, une vraie conférence de presse. Jamais la Chancellerie n’avait organisé une telle réunion en cinq ans.

Des décennies d’abandon humain, budgétaire et politique

On pouvait craindre un brutal exercice d’auto-justification, qui aurait consisté à opposer une énième fois l’augmentation conséquente du budget aux cris de souffrance des magistrats. Quelqu’un dans l’entourage du ministre a eu la finesse de ne pas tomber dans le piège. En substance, le message diffusé à grands renforts de données statistiques précises, y compris sur des informations jusqu’ici jamais communiquées (nombre annuel de suicides de magistrats, nombre de congés maladie ) est le suivant : oui, la justice a des difficultés et nous les prenons tellement au sérieux que nous y travaillons depuis le début du quinquennat. Hélas nous héritons de plusieurs décennies d’abandon humain, budgétaire et politique. C’est pourquoi malgré des efforts exceptionnels, des problèmes subsistent qu’il faut régler. Au crédit de l’action de l’actuel gouvernement le ministre a rappelé : les augmentations historiques du budget, les recrutements exceptionnels de magistrats (même s’il s’attribue ceux votés sous le gouvernement précédent), le renouvellement de l’équipement informatique, ainsi que le recrutements d’assistants de justice pour hâter les résultats en attendant les nouvelles promotions de magistrats et de greffiers. Eric Dupond-Moretti en a profité pour corriger discrètement les références avancées habituellement pour documenter la crise actuelle. Si la France reste mal notée dans le dernier rapport de la CEPEJ, c’est que celui-ci,  publié en 2020, porte sur des chiffres de 2018 et ne prend donc en compte qu’une seule année de l’action du gouvernement Macron. De même, le taux de magistrats pour 100 000 habitants en France (10,9 contre 21,4 en moyenne) n’inclut pas les juges bénévoles des Prud’hommes et des tribunaux de commerce.

On a réparé « l’urgence absolue »

Notons que le garde des sceaux ne prétend plus que la justice est « réparée », mais qu’on a réparé « l’urgence absolue » dans laquelle elle se trouvait en 2017. La nuance est importante car l’affirmation selon laquelle la justice était réparée a contribué à déclencher la crise. Après avoir rappelé en détail et surtout en chiffres son action, le ministre a  fait plusieurs annonces. Concernant les effectifs de magistrats, le directeur des services judiciaires va interroger les chefs de cour dès cette semaine pour identifier les besoins de manière précise et documentée. C’est exactement ce que recommande le Conseil national des Barreaux dans sa résolution adoptée en assemblée générale le 10 décembre au soutien des magistrats. Avant lui, la conférence des Bâtonniers s’était livrée à l’exercice en 2016.

Problème, pour les syndicats il ne s’agit que d’un effet d’annonce. Cette opération est en effet réalisée chaque année pour répartir les nouveaux arrivants en fonction des besoins, mais…. dans le cadre contraint des moyens budgétés. Si 10 juridictions réclament chacune 10 magistrats, mais que le ministère n’en a que 20, ils seront donc envoyés là où cela semble répondre aux besoins les plus urgents. La véritable avancée consisterait à se faire communiquer les besoins réels et à les satisfaire. Cela relève d’un autre exercice, en cours depuis des années, la construction d’un outil d’évaluation de la charge de travail des magistrats. Eric Dupond-Moretti a indiqué que c’était sa priorité d’avancer sur ce sujet, tout en soulignant que le processus était long. En Allemagne, a-t-il précisé, cela a pris 4 ans. En pratique, cet épineux dossier donne lieu depuis longtemps à un conflit entre le ministère qui veut réaliser un calcul théorique et les syndicats qui réclament des évaluations très concrètes de la réalité des besoins.

Le ministre a également annoncé que le nombre d’auditeurs (élèves magistrats recrutés lors d’une promotion) serait porté en 2022 à 380, auxquels il convient d’ajouter 80 postes dans le cadre du concours complémentaire. C’est une manière d’admettre que les efforts doivent être poursuivis. Par ailleurs, 1414 contrats de trois ans vont être pérennisés parmi les recrutements réalisés au profit de la justice de proximité. Il n’est pas certain que la nouvelle soit accueillie avec des cris de joie, les assistants étant considérés comme des personnels que l’on recrute pour éviter d’avoir à augmenter le nombre de magistrats, greffiers et personnels de greffe. Concernant le mal-être au travail, outre le numéro vert qui existe déjà, la Chancellerie annonce l’envoi d’un psychologue dans chaque cour d’appel et la généralisation de la pratique du parrainage d’un jeune magistrat par un plus ancien, développée au tribunal de Besançon. Par ailleurs, le ministre a demandé que chaque cour d’appel remontent les informations relatives aux audiences tardives. Samedi, l’USM et le SM ont publié un communiqué commun réclamant qu’il prenne une circulaire pour limiter leur durée à 21 heures.

Les stocks de dossiers ne sont dus qu’en partie au manque de moyens

Reste le problème « ancien et préoccupant » des stocks de dossiers. Selon Jean-François Beynel, chef de l’inspection générale de la justice, qui a présenté les conclusions de cette dernière sur le sujet, le manque de moyens n’expliquerait que 30% des stocks en première instance et 10% en appel.  Le reste serait du à la taille et à l’éparpillement des juridictions, à la complexité des procédures, et à celle des affaires. Ainsi, en matière de construction, on constate une augmentation de 20% du nombre de parties, 13% du nombre d’avocats et 50% des conclusions en 15 ans. Ce qui engendre un allongement des procédures de 37%. S’agissant du contentieux de la protection, l’inspection note une augmentation de 20% des avocats et de 44% des délais. En matière pénale, l’augmentation des affaires nouvelles est absorbée par les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) et les ordonnances pénales. Enfin, s’agissant de l’impact de la crise sanitaire, l’inspection note qu’il est moins grave que prévu car il a été compensé par la baisse des affaires nouvelles.

« Le nihilisme, c’est insupportable »

« S’il reste encore beaucoup à faire, un grand nombre de chantiers ont été engagés et le travail continue dans les Etats généraux » a précisé le ministre. Il a assuré que la question des moyens y serait traitée, mais qu’elle n’est pas la seule en cause, la complexité des procédures pénale et civile par exemple fait aussi partie des problèmes à résoudre et des thématiques à l’ordre du jour. Encore faut-il que les professionnels acceptent d’y participer. Or, nombre d’entre eux s’y refusent, estimant que c’est une perte de temps.  « La discussion, oui, la critique oui, le nihilisme, c’est insupportable » a commenté le ministre. C’est occulter un peu vite le fait que les professionnels de justice ont trouvé pour leur part « insupportable » qu’on leur dise que la justice était réparée et qu’après avoir méprisé leur avis durant de long mois, on décide d’organiser des Etats généraux sans les associer à leur préparation.

Si la conférence de presse n’a pas donné lieu à des annonces fracassantes, elle a en revanche coché toutes les cases de la communication de crise : reconnaissance du préjudice, empathie, solutions. Cela ne garantit pas que les problèmes seront réglés, mais une chose est sûre : le ministère a compris que la situation était grave.

Il n’est pas le seul. Du côté de la commission Sauvé, il est possible que les choses bougent aussi. La mobilisation de l’institution judiciaire semble en passe d’infléchir le programme des Etats Généraux en poussant les débats dans le sens d’une refonte plus profonde qu’imaginée initialement. En témoignent les prises de position du professeur Christophe Jamin, membre de la commission qui appelle dans une tribune parue le 2 décembre au Dalloz à faire « porter massivement nos efforts sur la première instance, la seule et souvent unique instance que fréquente la grande majorité des justiciables, dont les plus humbles. Efforts budgétaires, humains, intellectuels et technologiques ». En clair, il s’agit de reconstruire la justice, en mettant l’accent sur la première instance et en réduisant l’accès à la cour d’appel et à la Cour de cassation. Une idée également défendue par Me Matthieu Boissavy et Thomas Clay, universitaire et avocat, dans une tribune publiée dimanche.

Ces propositions sont le signe d’un possible revirement. Les Etats Généraux pourraient devenir, à la faveur de la révolte inédite des gens de justice, une véritable réflexion collective historique sur la manière de sauver et de refonder la justice. Prochaine étape : la journée de mobilisation le 15 décembre.

 

Le tabou du suicide dans la magistrature

C’est un suicide, celui de Charlotte, 29 ans, qui a mis le feu aux poudres et inspiré la fameuse tribune des 3000. Cette jeune magistrate n’est hélas pas un cas isolé. Dans son documentaire « Sois juge et tais-toi » sorti en 2017, la réalisatrice Danièle Alet avait évoqué celui de Philippe Tran Van, ancien avocat devenu juge d’instruction qui a mis fin à ses jours en se jetant sous un train en 2010. le tribunal administratif a reconnu le caractère professionnel de son geste. Selon les chiffres communiqués officiellement ce matin pour la première fois, la Chancellerie recense entre 1 et 4 suicides par an depuis 2010. Un chiffre à relativiser car elle précise elle-même qu’elle n’est pas toujours tenue au courant des causes de décès. Le ministère a également communiqué les chiffres des arrêts maladie : 5187 en 2020 totalisant 188 501 jours dont 45 000 concernent des magistrats.

Conférence de Presse 13 décembre

 

 

 

 

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