Réforme de la police nationale : l’heure des bilans

Publié le 18/12/2023

Malgré les protestations de la police et de l’ensemble de la famille judiciaire, la réforme de la police nationale est achevée. D’ores et déjà, on assiste à une fuite des enquêteurs chevronnés, notamment vers la DGSI. Julien Sapori, commissaire divisionnaire honoraire, estime qu’il est temps de réfléchir à la suite de cette « réforme désastreuse ».                                                                                                               

Réforme de la police nationale : l’heure des bilans
Photo : ©AdobeStock/Florence Piot

 « Concernant la réforme de la police nationale, il faut arrêter d’avoir une Police Judiciaire dans sa tour d’ivoire tandis que nous, en Sécurité Publique, on n’arrête pas de se bouffer la délinquance du quotidien. On a l’impression qu’on a des enquêteurs dans la ville et d’autres qui ont besoin de temps longs. Clemenceau, c’est fini… » (déclaration du Contrôleur Général Yannick Blouin, nommé en août 2023 Directeur interdépartemental de la Police Nationale à Rennes).

 Le ministre de l’intérieur l’avait annoncé : la restructuration de la Police Nationale sera mise en œuvre pour la fin 2023. C’est chose faite. La police d’antan, organisée par directions spécialisées, est désormais remplacée par les nouvelles directions départementales au sein desquelles cohabitent les anciennes Sécurité Publique, Police Judiciaire, Police aux Frontières et Renseignement Territorial. Tous ces policiers sont placés sous un commandement unique, exercé par le Directeur Départemental de la Police Nationale, lui-même subordonné au Préfet.

Pour ce qui concerne la filière « police judiciaire », elle regroupe donc dans chaque département, les anciens fonctionnaires chargés de l’investigation qui relevaient de la Sécurité Publique (commissariats et Sûretés Départementales) ainsi que ceux rattachés au service ou à l’antenne locale de la Police Judiciaire (quand ceux-ci existaient).

Une fuite des enquêteurs chevronnés

Les services centraux de la Police Judiciaire (les « offices », chargés du traitement des affaires d’extrême importance, souvent en lien avec les polices étrangères) seront maintenus, mais ne disposeront plus des anciennes Directions Interrégionales de la Police Judiciaire qui, en plus de traiter leurs propres dossiers, pouvaient être activées immédiatement par Paris dans certains « méga-dossiers », tels que la traque aux terroristes.

Je note que la Préfecture de Police et les CRS ne sont pas concernés et conserveront l’intégralité de leurs anciennes structures. Cela veut dire, très clairement, que la priorité est accordée au maintien de l’ordre.

La mission investigation ayant achevé avec cette réforme de perdre son attractivité, d’ores et déjà on assiste à une « fuite » des enquêteurs chevronnés, notamment vers la DGSI ; ou, plus simplement, vers les rivages plus paisibles d’une retraite bien méritée. À titre d’exemple, l’ex-Police Judiciaire de Bordeaux a perdu en cours d’année 23 % de ses effectifs.

À la base de cette réforme, nous explique le ministère, il y a le souci de répondre au « malaise » de la Police Nationale. Si l’existence de ce malaise est incontestable, il est périlleux d’en définir, de manière unanime, en quoi il consiste exactement. Il serait par ailleurs très étrange d’imaginer que l’institution policière, de plus en plus en première ligne face à une crise sociétale généralisée, ne soit pas à son tour confrontée au malaise qui frappe tous les services publics, et notamment la Justice, l’Éducation Nationale ou encore le service hospitalier.

Sauver « l’homme malade » de la Police Nationale 

En quoi cette réforme est-elle censée mettre fin au « malaise » de la police ? Le Renseignement Territorial ayant déjà intégré en 2008 le giron de la Sécurité publique (qui compte au total 66 000 agents), la réforme ne concerne donc que la Police aux Frontières (12 000 agents) et les services territoriaux de la Police Judiciaire, qui comptent environ 4000 enquêteurs. Les agents de la Police aux Frontières, qui se consacrent à des missions dédiées qu’ils effectuent dans des endroits géographiquement bien spécifiques, ne seront pas impactés outre mesure par cette restructuration ; d’emblée, il a été donc parfaitement clair que le « nœud » de la réforme sera constitué par l’absorption de la Police Judiciaire. Pourquoi a-t-on décidé d’en finir avec les héritiers des légendaires Brigades Mobiles créées par Clémenceau au début du XXe siècle ? L’objectif a été annoncé clairement : il s’agit de sauver « l’homme malade » de la Police Nationale, à savoir la Sécurité Publique, la direction policière « généraliste » qui subit quotidiennement la montée de l’insécurité. Un chiffre suffit à lui seul pour exprimer la gravité de la situation : 2 700 000 procédures judiciaires sont actuellement en stock dans les commissariats ; ce chiffre (en augmentation constante) n’est pas contesté. On espère donc, grâce au renfort des 4000 enquêteurs provenant de l’ex-Police Judiciaire, pouvoir faire face à cette marée. Manifestement, nos décideurs ne sont pas davantage doués en math qu’en criminalistique, car il s’agirait d’attribuer à chaque ancien « péjiste » 675 dossiers…

Sauf que si les enquêteurs de la PJ étaient des feignants en train de se tourner les pouces dans leurs « tours d’ivoire », cela se saurait ; or, ce n’est nullement le cas ! Ces fonctionnaires disposent non seulement d’une motivation exceptionnelle pour leur mission, mais aussi d’un haut degré de spécialisation qui leur permet de traiter des dossiers particulièrement complexes : terrorisme, banditisme, trafic de stupéfiants, délinquance financière etc., qui nécessitent des investigations de longue haleine durant, parfois des années voire des lustres.  « Qui sera en capacité prochainement de traiter nos enquêtes de fraudes sociales, fiscales, nos enquêtes que nous souhaitons engager sur le grand circuit du blanchiment ou sur le détournement de fonds publics ? » s’interroge le procureur de Marseille, Mme Dominique Laurens. La question reste sans réponse…

« Du « pognon de dingue » pour une rentabilité minime »

Un seul exemple, l’affaire, récente, Dino Scala, le « violeur de la Sambre ». Agissant entre 1988 et 2018, il a été arrêté en février 2018, jugé en juillet 2022 par la cour d’assises du Nord et condamné au maximum de la peine, soit 20 ans de réclusion criminelle. La Police Judiciaire de Lille a travaillé sur ce dossier pendant trente ans, sans se préoccuper des chiffres de la délinquance, sans aucune notion de rentabilité policière, en négligeant le démantèlement des deals dans les halls d’immeuble à Maubeuge, les violences conjugales à Dunkerque et les vols à la tire à Valenciennes. Les collègues ont-ils eu tort d’agir ainsi ? Aucun responsable politique ou administratif ne le reconnaîtra jamais publiquement, mais de fait tous ceux qui ont fréquenté pendant des décennies ces personnes savent très bien que la Police Judiciaire a toujours été dans leur ligne de mire : du « pognon dingue » pour une rentabilité minime, combien de fois je l’ai moi-même entendu ! Propos assortis de considérations peu amènes sur ces enquêteurs qui se prennent pour des « chevaliers blancs » et se permettent de diligenter en toute confidentialité des enquêtes déstabilisantes sur des personnages très haut placés. Pour un directeur du 36 Quai des Orfèvres qui prenait soin d’informer téléphoniquement les personnalités importantes des enquêtes en cours et des perquisitions à venir (directeur immédiatement viré), combien d’autres, chargés, à titre d’exemple, des affaires Strauss-Kahn ou Fillon, ont tenu leurs langues ? Pour certaines personnalités hautes placées, cela a toujours été insupportable ; le sens de l’État se délitant petit à petit, l’occasion s’est finalement présentée de mettre au pas les « seigneurs » de la PJ. À présent, c’est chose faite.

L’hostilité à l’égard des filières d’excellence

La mort de la Police Judiciaire est donc actée. Elle a été voulue par la classe politique qui, quand elle n’est pas hostile par nature à la police, s’en méfie et veut s’assurer qu’elle ne fera plus de zèle dans certaines enquêtes sensibles, qu’elle soit réactive face aux priorités gouvernementales en matière de politique sécuritaire, et qu’elle remplira parfaitement son rôle de « garde prétorienne » ; elle a été, aussi, acceptée par les syndicats de police car elle est satisfaisante pour les « gros bataillons » des gardiens de la paix, assurés d’une « carrière plane » leur permettant de passer d’une filière à l’autre sans être obligés de déménager. D’une manière générale, elle est cohérente avec la sensibilité de notre époque, hostile à toutes les filières d’excellence. Une unanimité impressionnante donc, face à laquelle les magistrats et les quelques milliers de péjistes n’ont pas pu faire le poids.

Mais tous ceux qui ont voulu ou accepté cette réforme ont négligé un détail : la réalité. Depuis le début de l’année, les narco-homicides (traditionnellement « terrain réservé » de la Police Judiciaire) ont augmenté de 57 %. Le spectre de la grande criminalité revient hanter la société française, et menace même les institutions de la République. Il est temps de penser à la suite de cette réforme désastreuse : pourquoi ne pas envisager une « reconstitution » de la Police Judiciaire, sanctuarisée une fois pour toutes dans une Direction Générale autonome, au même titre que la DGSI ?

 

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